Pour avoir vécu le sujet familialement (un beau-père au RAD puis dans la Wehrmacht à 17 ans dont le père avait réussi à éviter de porter l’uniforme de Guillaume II en 14, son gendre qui se bat enrôlé de force en Russie), étudié historiquement les passages de l’Alsace de France à Allemagne, avoir fait mes études à Strasbourg à l’école de journaliste, je le dis clairement. Le Lierre et l’Araignée est le meilleur ouvrage en BD pour comprendre ce qu’a été l’annexion de l’Alsace par l’Allemagne impériale en 1870 puis nazi en 1940. Sa complexité à plus d’un titre, ses blessures encore ouvertes, parfois une certaine ambiguïté. On ne peut que très difficilement se rendre compte aujourd’hui sans avoir connu des Alsaciens qui avait vécu les deux périodes combien leur vie a été des plus douloureuses, pris au piège entre une France qu’ils aimaient pour la plupart mais qui ne leur a pas rendu pleinement, où une nostalgie des règles allemandes qui caractérisaient une forme d’opposition à la légèreté des Français de l’intérieur. Une langue aussi. En axant leur ouvrage sur la résistance alsacienne précoce envers l’Allemagne occupante mais surtout qui avait par deux fois annexé Alsace et Lorraine, Grégoire Carlé fait acte de mémoire et d’historien du meilleur niveau avec émotion et intelligence. Un travail de référence.
Une partie de pèche à coups de grenade et un retour en 1994 avec un grand-père, son petit-fils qui chassent la truite. Les souvenirs reviennent. 1939, le tocsin en Alsace, la France est en guerre contre l’Allemagne à frontière commune avec l’Alsace. Les Alsaciens sont évacués vers « l’intérieur ». Strasbourg est vidée de sa population, la cathédrale protégée, le Rhin est la ligne de démarcation, c’est la drôle de guerre. 1940, la défaite, Dunkerque, les Allemands défilent à Paris. L’Alsace change de drapeau, il a une croix gammée. Il faut faire de bons Allemands des Alsaciens, Hitler dixit. Il en a même connu avec lui dans les tranchées en 14 où déjà ils étaient Allemands depuis 1870. Tout se met en place, administration, intégration au Gau de Bade, jeunesse hitlérienne, la France aurait abandonné l’Alsace sans combat. L’aigle règne en maître. Mais des ados ne se laissent pas enrôler, vont résister, créer un réseau le Lierre, et découvrir que les forts qui parsèment la région n’ont pas été vidés de leurs explosifs, de leurs grenades, de leurs armes. L’araignée nazie tisse sa toile avec, c’est vrai, une partie de la population si ce n’est favorable mais au moins docile, sous les ordres du gauleiter Wagner qui ouvre déjà un camp de rétention pour récalcitrants.
La progression par Grégoire Carlé (Il était 2 fois Arthur) sait maîtriser opposition entre passé et présent, y placer tous les détails nécessaires à la compréhension de la période. Revenir sur ce qui a fait qu’on en soit arrivé là, sur le ressenti des Alsaciens, le tabou, je l’ai vécu, sur cette histoire à facettes multiples. C’est vrai que ces forts bourrés d’armes étaient une aubaine mais dans une Alsace allemande où la résistance ne pouvait en rien vivre sa vie comme en France occupée. Le dessin est lui aussi de très forte facture. Le courage, les arrestations, les tortures de gamins, le camp de concentration du Struthof et ses 17 000 morts, l’autre mouvement de résistants La Main Noire qui va payer son courage du prix du sang, le service militaire obligatoire. Le passé était haï après la guerre mais il ne faut pas oublier ces pages qui ont fait l’histoire de France sans édulcorer le sujet.
Le Lierre et l’Araignée, Dupuis Aire Libre, 29,95 €
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