Yann est l’un des plus brillants scénaristes de BD, capable de passer en souplesse d’un thème à l’autre, du polar à Spirou ou Lucky Luke, de la saga historique avec l’aviation pour support à l’humour parfois décalé, de Morris à Berthet, de Romain Hugault à Henriet, de Yslaire à Le Gall, de Schwartz à Rosinski. On en passe et non des moindres. Il aime la ligne claire, celle de Dent d’Ours ou d’Atom Agency. Celle d’André Juillard avec lequel il vient de signer Double 7 chez Dargaud. Yann revient sur la génèse de cet album dans la lignée de Mezek mais parle aussi en détails de la reprise de Thorgal avec Vignaux, de ses projets avec Arroyo, Lereculey ou Henriet. Un large tour d’horizon par un conteur chaleureux aux histoires envoûtantes. Propos recueillis par Jean-Laurent TRUC.
Après Mezek et la naissance d’Israël, pourquoi une histoire d’amour sur fond de guerre d’Espagne avec Double 7 et André Juillard ?
C’est simple. J’avais proposé à André Juillard une histoire pendant la guerre d’Espagne. Elle était centrée sur des personnages qui avaient existé. Le photographe Capa, sa compagne Gerda Taro, Hemingway. Il n’aime pas dessiner ce genre de personnages car il trouve que ses caricatures ne sont pas terribles. Il aimait bien la guerre d’Espagne mais il voulait autre chose. Il m’a dit qu’il avait revu Roméo et Juliette, le film de Zeffirelli. Je me suis raccroché à ça et lui ai dit qu’on allait faire une belle histoire d’amour romantique. Mais ce n’est pas trop mon fonds de commerce. On part là-dessus. Je ne voulais pas faire ricaner mes petits camarades. Mais avec la guerre d’Espagne qui est un condensé d’horreurs et de massacres, une histoire d’amour ne pouvait pas faire de mal.
Une base historique précise mais aussi une histoire d’aviation ?
Oui, cela nous réunit André et moi. Lui, il a eu, dans sa jeunesse, un oncle dans l’aviation et il se souvient être allé à Orly voir voler les avions. A chaque fois ses yeux pétillent quand on parle d’avions. Dans Mezek, il y avait beaucoup plus de personnages dans des scènes au sol.
Il y a plusieurs étapes dans la guerre d’Espagne qui dure jusqu’en 1939. Les Républicains vont être abandonnés, c’est épouvantable. On parle de la guerre en 36 et on oublie qu’elle va durer trois ans. Je préfère, pour la force du récit, quand ça commence à mal tourner, vers 37.
Comment avez-vous fait pour intégrer les chasseurs Polikarpov russes, des Me 109 ? On trouve beaucoup de détails sur le sujet ?
Oui. Je suis allé en Espagne car on ne trouve pas grand-chose en France. La guerre n’a pas vraiment intéressé les Français qui n’ont pas eu une attitude très glorieuse dans le conflit. Ils ont fait comme d’habitude, ils oublient un peu ce qui est gênant.
Une histoire d’amour, d’aviation et vous insistez sur le rôle des femmes pendant la guerre ?
J’ai découvert des informations passionnantes. Les Espagnoles ont obtenu beaucoup plus tôt que les Françaises des droits importants. Droit de vote que Franco n’a pas annulé ensuite, à l’avortement, etc…
Oui mais là on a un peu modifié le personnage. On a pris une Pasionaria des anarchistes et des libertaires alors que la vraie a un peu trahi tout le monde en faveur des communistes. J’ai changé mon fusil d’épaule et j’ai créé une femme qui n’a pas vraiment existé mais sur son modèle. Pour le récit c’était plus intéressant.
Il y aussi un trio de pilotes qui vole pour les Républicains, trois mousquetaires. Le héros de Double 7, Roman, est copain avec un Français et un Américain ?
A partir du moment où je voulais des Polikarpov, du matériel soviétique, et une représentation du côté multi-nationalités des aviateurs, il fallait montrer ce trio qui a existé. Une anecdote amusante quand apparait le Polikarpov, on l’appelle le Boeing car il ressemble à un avion US de course sur circuit. Je ne comprenais pas dans les témoignages pourquoi on parlait de Boeing dans leur cas. Question de ressemblance.
Pas du tout. Il y avait une Popeye, une Betty Boop et le double 6. Je suis tombé sur une photo avec un Polikarpov qui avait reçu deux balles dans son insigne en forme de domino placé sur la dérive de l’avion. Et ça faisait un double sept.
Comment avez-vous travaillé avec André Juillard ? Vous lui donnez un scénario terminé ?
Pour Mezek, il voulait un scénario complet. Il en a l’habitude. Mais je n’aime pas trop ça. Je fais un premier jet puis j’ai des regrets, je modifie. Ce qui est dur pour les gens qui travaillent avec moi car cela peut les déstabiliser. Ensuite ils ont l’habitude. Je reviens souvent sur les dialogues. Cette fois on s’est bien amusé. Il avait un gros synopsis. Je lui ai envoyé souvent des nouvelles versions « définitives ». Je jurai chaque fois que c’était la dernière mais on a ainsi beaucoup échangé, précisé des points. J’aime bien ça. André me fait aussi des envois de planches et j’interviens si besoin.
Il y a des détails affreux dans cet album ?
Oui, j’y ai mis des anecdotes terribles. Des aviateurs torturés par les Franquistes, ou les Républicains qui tuent leurs propres pilotes qu’ils prennent pour des volontaires de la Légion Condor fasciste. Tout est vrai. On voulait montrer l’atrocité de la guerre mais sans tomber dans le gore. Une caisse parachutée par les Allemands avec un corps découpé de pilote républicain, c’est parlant et authentique. Tout ce qui semble « too much » est vrai. Le type qui veut exécuter et violer des bonnes sœurs, c’est vrai. Le vol de l’or espagnol qui part en URSS sur ordre de Staline aussi.
Il y a Orlov, un commissaire politique qui a compris que le vent tourne et vole la caisse avant de fuir aux USA ?
C’est un des rares à avoir compris. Car il y a un code entre les commissaires politiques qui sont rentrés en URSS et les autres restés en Espagne. Si dans les lettres qu’ils échangent, il y a le mot manzanilla, c’est que leur retour risque de leur être fatal. Orlov le sait.
Votre album est très fouillé, on peut zoomer. Une histoire qui ne finit pas si mal que ça en fait, qui redonne de l’espoir ?
Chacun y voit ce qu’il veut à la fin. A noter que la première version du scénario s’intitulait « El rey de las moscas », Le Roi des mouches, surnom des Polikarpov, mais il n’a pas plu à André. C’est là où je suis tombé sur la photo du domino. D’où le titre définitif.
Je ne sais pas encore. Je lui avais proposé une histoire à laquelle je tiens beaucoup avec la Grande Armée, la Bérézina. II n’a pas été emballé. Il dit, à juste titre, qu’il consacre un an de sa vie à un album donc il faut que cela lui plaise vraiment.
Second sujet, Yann, Thorgal. Grzegorz Rosinski signe son dernier album de la série, le 36e, Aniel. Pas une fin mais celle au moins d’une époque. Les séries annexes se terminent. Vous continuez le scénario de Thorgal avec Fred Vignaux au dessin ?
La Jeunesse de Thorgal continue aussi avec Roman Surzhenko. On avait lancé des spin-off avec Louve et Kriss mais la Jeunesse n’était pas concernée par une fin. Il y a deux albums à venir. L’idée était de reprendre ce que voulait faire Rosinski et Van Hamme. C’est-à-dire tous les 5 albums en faire un sur l’enfance d’Aaricia et de Thorgal. On arrête Louve mais La Jeunesse continue. Je m’entends très bien avec Roman. Et oui, j’écris aussi le scénario de Thorgal avec Fred Vignaux au dessin.
Comment vous ressentez cette reprise, son poids ?
Je sais où je vais amener Thorgal. Pour le tome 36 qui sort cela m’a pris deux ans. J’ai rencontré Fred et tout va bien. D’autant que je continue à travailler avec Roman. Thorgal c’est la série que je préfère de Van Hamme. Il y a de l’émotion, des sentiments, de l’amour, des tragédies. Kriss est un personnage extraordinaire. On se retrouve avec un enfant, Aniel, qui est le fils de Thorgal et de la méchante Kriss. C’est génial. Imaginez Blake et Mortimer avoir un enfant avec Olrik (rires).
Et pour cause. Il a vu ses enfants naître et grandir. Ce n’est pas comme avec le Marsupilami où les bébés sont toujours dans le nid depuis 15 albums. On va revenir à l’ADN de Thorgal avec des one-shot. Il faut qu’une histoire se conclue en un tome. Dur à faire. Le scénario du prochain est écrit et parution dans un an. Fred est un travailleur acharné.
Comment Grzegorz vit cette passation de pouvoir ?
Il est en pleine forme et j’espère qu’il va continuer à faire les couvertures.
Des personnages nouveaux ?
Il faut remettre en selle ceux qui existent. Ils sont déjà très nombreux donc il faut du temps avant d’en ajouter. Ce qui m’intéresse c’est de développer Aniel qui va s’émanciper dès le prochain album, et a une relation particulière avec Louve. Je suis un peu tributaire des souhaits de Grzegorz qui veut qu’on utilise moins les dieux. On peut les suggérer, ce qui n’est pas plus mal.
Donc Rosinski garde un droit de regard sur la suite ?
Oui tout à fait. Thorgal c’est son bébé quasi unique et il dit toujours qu’il a utilisé son fils comme modèle.
On vient de passer une semaine avec Romain pour en discuter. La Corée effectivement. Vous le saviez déjà ? Angela va vieillir de six ans.
Vous passez aux avions à réaction ?
Oui, j’adore, les Sabre F-86, Thunderjet et autres. Angela aura-t-elle réglé le problème de la mort de sa sœur ? En Corée elle pourra avoir des missions liées à son appartenance à l’OSS. Dans le dernier qui se passe dans le Pacifique, on a réussi à lui trouver un Mustang très spécial pour qu’elle puisse voler sur le front.
Effectivement, le diptyque est écrit. Il a été accepté et j’avais vraiment envie de le faire. C’est un projet que j’ai depuis longtemps. On revient dans le Pacifique et on évoque la jeunesse de Buck Danny qui retrouve un ami d’enfance, un marin, sur un porte-avions. Et il va savoir la vérité sur son père. Il sera seul, pas de Tumbler et de Sonny. Que du Buck Danny.
Quoi d’autre, Yann ?
Une série, Avant, avec Jérome Lereculey, très étonnante qui va paraître dans Spirou. Dent d’ours, c’est fini mais je peux réutiliser une partie que je n’ai pas exploitée. Il y a les cinq ans passés par Max aux USA et toujours avec Henriet qui avait cependant envie de souffler. Il voulait autre chose. On est parti sur une nouvelle série aviation autour de la première aviatrice afro-américaine, Bessie Coleman. Comme elle était noire, impossible de se faire breveter en Amérique. Elle apprend le français et vient se faire breveter chez Blériot. J’ai commencé le scénario pour trois albums. J’ai un Spirou prêt, mais comme Atom Agency marche bien j’ai fini le second qu’Olivier Schwartz a commencé à dessiner.
Comment vous gérez tous ces chantiers ?
Je passe de l’un à l’autre et quand je reviens sur une série après trois ou quatre autre, je la retrouve avec bonheur. Je passe au moins une semaine avant de changer de série. Pour le synopsis, je le fais totalement, sur un mois environ.
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