En signant le scénario du Château des Animaux (Casterman), Xavier Dorison savait-il qu’il allait créer une série qui ferait date ? Non seulement pour l’histoire, cette dictature animalière troublante, émouvante, violente contre laquelle les victimes vont lutter avec intelligence, mais aussi en donnant à un jeune dessinateur de talent la chance de faire ses premières armes, Félix Delep ? Un duo que Ligne Claire a interviewé à tour de rôle avant la sortie du tome 1 du Château. Un album sur lequel on reviendra en chronique mais avant, c’est Xavier Dorison qui se confie en détails sur son Château, comme toujours, en toute liberté et franchise. Propos recueillis par Jean-Laurent TRUC.
Xavier Dorison, le héros de votre Château des Animaux, Silvio le taureau, fait penser à un célèbre et discuté homme politique italien ?
On pense à Berlusconi mais c’est surtout une allusion à tous ces dirigeants qui se sentent légitimes parce qu’ils ont de gros muscles.
Pourquoi avoir choisi ce sujet-là, la dictature, l’oppression, sous cette forme animalière ?
D’abord parce qu’il y avait l’envie de rendre hommage à ma façon à un récit qui m’avait marqué, La Ferme des Animaux d’Orwell. L’envie aussi de raconter une histoire qui montre que toutes les révolutions ne se terminent pas aussi mal que celles de la Ferme des Animaux ou d’autres. Enfin le souhait de parler de non-violence et cela était parfait avec un récit animalier.
Vous n’avez pas vraiment fait une adaptation de la Ferme des animaux ?
Absolument pas. Mon scénario est totalement original.
Quand on lit l’album, on pense à la description d’un régime fasciste, totalitaire ?
Bien sûr, il y a le fait que Silvio le taureau justifie ses actions par une menace, il y a toujours un ennemi extérieur qu’on évoque comme prétexte. Le dictateur se place comme sauveur face à elle. Pour les Américains, ce sont les communistes, pour les communistes, les Américains. Donc la force est nécessaire.
Vous prenez le contre-pied. Au lieu de la force, il peut y avoir la dérision, l’humour pour retrouver la liberté ?
C’est tout le fond des mouvements de désobéissance civile initiés entre autres par Gandhi, voire par le Christianisme à ses débuts. La violence est le pire des moyens pour changer les choses.
Et c’est pourtant celui qu’on emploie le plus souvent ?
Si on regarde bien quand la violence a été employée, on s’aperçoit qu’elle a parfois permis de résoudre les problèmes à court terme mais les a aussi reportés à plus tard. Les Allemands battent les Français en 1870 qui eux gagnent en 1918 puis sont battus en 1940. Une guerre mondiale, l’Allemagne capitule en 1945 et le bloc soviétique se met en place avec la Guerre Froide. C’est cyclique.
On est dans un univers très concentrationnaire. Le travail rend libre, ironie, avec des exécutions, des violences permanentes.
Pour monter une libération, il faut dans un premier temps décrire l’oppression que subissent ces animaux, montrer que leur révolution violente n’a aucune chance de marcher. Ce sont les dictateurs qui ont la force avec eux. Jouer sur ce terrain contre eux est illusoire. Il va falloir qu’ils trouvent des solutions dont l’unité, le ridicule. L’injustice triomphe car elle n’est pas exposée au grand jour. Leur travail pour se battre contre Silvio est de la rendre visible, ce qui dans une démocratie est le rôle de la Presse.
Vous êtes sur combien d’albums ?
Quatre pour bien décrire toutes les étapes de cette révolution. J’ai rédigé les quatre albums avec découpage compris. J’ai rarement été aussi porté par une histoire. La non-violence touche beaucoup d’aspects de la vie et me motive.
Les personnages sont très typés, symboliques. Comment les avez-vous choisis ?
Pour créer des personnages, le principe est souvent le même. On se demande quel est le thème de l’histoire, ici la violence et la révolution. Quel sera le personnage qui aura le plus de trajet humain à faire ? Le premier, c’est celui qui pense que baisser la tête est la solution, en l’occurrence Miss B. Après il y a les valeurs positives et négatives. Le taureau, personnage le plus puissant, c’est pour l’oppression. Ceux qui sont dans l’obéissance négative, ce sont les chiens avec des variantes. Ensuite quels sont ceux qui acceptaient la collaboration puis la refuse comme César ? Comment les gens vont se comporter face à une dictature ? Il y a toutes les nuances et je montre leur évolution.
On a un humain qui est dans le jeu, l’homme, pourvoyeur du taureau que ce dernier paye en cadavres d’animaux ou œufs contre champagne et breloques.
Je voulais montrer que les dictatures ne survivent que parce qu’elles trouvent des moyens à l’extérieur de le faire. Les dictatures pétrolières n’existeraient pas sans l’or noir. Il y a en a toujours qui se servent de la dictature pour s’engraisser. Je voulais montrer tout ça pour ça. Toute cette misère pour ces breloques.
C’est une BD militante.
Oui mais elle est optimiste. Je n’avais pas pour objectif de dire la dictature, c’est mal. On est tous d’accord sur cela. A tous les échelons. Comment le dire ? Comment on lutte ? Pas en étant plus violent. C’est l’axe du récit du Château des animaux. On est plus optimiste. Mais ce n’est pas pour autant qu’il n’y a pas de souffrance. La dictature cherche que l’opposition devienne violente. On l’a vu en Syrie avec au départ des manifestations sans violence. Assad est monté d’un cran et la réaction a eu lieu, ce qu’il voulait. En Égypte, ils n’ont pas tenu. En Tunisie oui mais cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas quand même de violence.
La galerie des personnages est très riche en portraits comme celui de Bella la concubine du taureau Silvio.
Au départ elle est bien contente d’avoir épousé Silvio mais elle va finir par comprendre que cela ne peut pas durer. La vraie difficulté sera que les animaux restent encore une fois non violents.
On retrouve dans l’approche graphique des liens avec le monde de Nimh de Don Bluth.
Oui mais ça il faut en parler au dessinateur.
Justement alors. Passons au dessin. Vous connaissiez Félix Delep qui marque totalement cet album par son talent ?
C’est une histoire amusante. J’ai écrit le Château il y a trois ans. Je souhaitais un super dessinateur. On a eu des planches d’essais très bien mais ce n’était pas ce que je voulais. Un jour, je reçois quatre dessins signés par Félix. Je tombe de ma chaise. C’était parfait. Mais qui était ce gars ? On me dit qu’il me connaissait parce que j’avais été son prof à l’école d’art Émile Cohl. Mais c’étaient des cours de scénario et pas de dessin. Donc je n’avais rien vu. Il est jeune et c’est son premier album. Il fait en plus des couleurs dingues. Une partie des planches est en en tradi, le reste sur tablette.
C’est très agréable de travailler avec Félix, il est très exigeant. Je rends un scénario très précis, envahissant pour certains, très découpé. Des croquis, et ensuite on se voit avec Félix pour faire ensemble le story-board, travailler les expressions des personnages. On invente des choses. On avance main dans la main. On a vraiment fait l’album ensemble. On a mis deux ans.
Un peu dans la ligne de Matthieu Lauffray ou Claire Wending.
Quelques questions peuvent se poser comme où sont passés les humains du Château. On pense aussi à Calvo pour l’ambiance.
Je donne des hypothèses mais les humains ne sont plus là, c’est le constat. Calvo, bien sûr pour la tradition animalière avec l’ennemi extérieur. En Italie, les migrants pour un risque de régime fasciste, en Turquie un pseudo coup d’état, en Russie les Tchétchènes, en Chine le Tibet. Aujourd’hui, les USA sont sur une mauvaise pente en matière de sécurité parce qu’il y a des terroristes, des ennemis désignés. C’est la stratégie du choc. Face à une menace, le réflexe des foules est de revenir à des gens qui représentent la sécurité. C’est très actuel en Europe.
Hormis cette grande basse-cour quoi d’autre en train ?
A la rentrée, j’ai le tome 5 d’Undertaker et Aristophania 2. Rien d’autre car ce n’est déjà pas mal mais je continue à écrire. Le tome 2 du Château est en cours, le scénario est fini. Il sortira dans un peu plus d’un an. L’édition luxe comportera mes story-boards.
Votre Château a aussi sa dose d’humour qui permet des pauses pour souffler. Même si c’est très noir. Vous avez accompli avec Delep un sacré travail et une œuvre importante.
Merci. Oui il y a des scènes terribles. On est dans une réalité très forte même si c’est parfois décalé, mais tant mieux si le but est atteint.
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