Jacques Ferrandez revient, après douze ans d’absence sur ses Carnets d’Orient. Avec le premier tome de Suites Algériennes, il repart de 1962, après l’indépendance pour aller jusqu’à aujourd’hui, dans une Algérie qui se cherche au prix de soubresauts tragiques et une liberté qui lui échappe, la menace de l’intégrisme et un pouvoir discrétionnaire. Jacques Ferrandez connait bien l’Algérie où il retourne souvent. En reprenant ses personnages des Carnets d’Orient, il trace un état des lieux honnête, clair, nécessaire, d’une Algérie qui mérite paix et stabilité. Mais quel sera son avenir ? Jacques Ferrandez a répondu aux questions de Ligne Claire aussi bien sur son excellent nouvel ouvrage que sur l’Algérie d’aujourd’hui. Il a aussi permis à ligneclaire d’illustrer son interview avec ses dessins préparatoires. Propos recueillis par Jean-Laurent TRUC.
A noter que Jacques Ferrandez a participé au débat, la BD témoin de son temps organisé en visioconférence par le Pen Club de France avec Jacques Ferrandez et Mathieu Sapin. Ligne Claire a animé ce débat le 13 décembre 2021.
Jacques Ferrandez, quand vous avec fini Terre Fatale, dernier volume des Carnets d’Orient, vous saviez que vous iriez plus loin ?
Non, non, pas du tout. Je pensais que c’était fini comme je l’avais aussi pensé après Le Cimetière des Princesses. Il y avait eu sept ans avant que je ne reprenne le flambeau de la Guerre d’Algérie. Cette fois j’ai mis douze ans.
C’est une suite ? Qu’est-ce qui vous a motivé ? L’histoire ne se finissait pas en 1962 pour l’Algérie ou est-ce tout ce qui s’y est passée depuis qui a été le déclic?
Oui, le titre l’indique et je reprends les personnages de Terre Fatale. En fait ce sont les deux raisons. On pouvait se demander ce qu’était devenu les personnages. Je fais naître un enfant en 1960 qui sera binational du couple Octave et Tania. C’était intéressant de savoir ce qu’il allait devenir adulte dans une Algérie où les soubresauts violents se succèdent.
Je commence en 2019 mais je reviens sur 1962 la prise du pouvoir par le FLN, les pieds-rouge, Alger capitale du tiers-mondisme, personne n’en avait parlé. Naturellement en déroulant la pelote il y avait de quoi faire deux albums, plus peut-être. Comme le coup d’état de Boumediene qui se sert du tournage de la Bataille d’Alger de Pontecorvo pour faire entrer ses chars en douce.
Finalement, c’est Paul-Yanis le fil rouge ?
Oui, c’était un facilité au début. Je retourne souvent en Algérie et j’y étais le 1er novembre 2019 pour un salon du Livre à Alger. C’était la journée anniversaire du début de la guerre d’indépendance. Je ne me suis pas mêlé aux manifestations. Le lendemain je suis allé en ville et je voulais libérer du temps pour aller visiter les deux cimetières chrétiens où sont enterrés mes deux-arrières grands-pères dont celui de Belcourt et celui de Saint Eugène. Cela m’a donné le début de l’histoire avec le pouvoir de commencer ainsi avec l’actualité coupée par des retours en arrière.
Chaque chapitre porte le nom d’un des personnages ?
Oui, c’est un récit choral où on suit les personnages à des âges différents.
Vous renouez les liens en rajoutant des éléments comme des Algériens qui regrettent presque que les Français soient partis ? On sait combien de pieds-noirs sont restés après l’indépendance ?
Oui, un chauffeur de taxi me le dit ce regret. Pour le nombre de pieds-noirs, on le sait mais les chiffres sont discutés. Pierre Daum avait fait des articles puis un livre sous-entendant qu’ils n’auraient rien risqué à rester. En réalité le slogan la valise ou le cercueil n’était pas de pure forme. Daum a fait cela dit un travail assez sérieux. Quand il dit 200 000 pieds-noirs il y en avait de non déclarés ayant quitté l’Algérie. Beaucoup. J’ai un exemple familial. Il y a une controverse sur les chiffres. Beaucoup de gens en partance n’avaient pas été comptabilisés comme tel. D’autres sont restés jusqu’en 1964, 66. Après le coup d’état de Boumediene, on les a forcés « administrativement » à partir. D’autres ne sont pas faits à la vie en France comme ma mamie dans l’album et sont revenus en Algérie.
Il y a aussi les pieds-rouges dont vous parlez. C’est peu connu.
C’étaient beaucoup de gens de gauche, des Français qui étaient partis se mettre au service de l’Algérie. Ils n’y étaient pour la plupart jamais venus avant. Ou des révolutionnaires convaincus.
Hormis une suite à Carnets d’Orient, c’est aussi un état des lieux de l’Algérie de 62 à aujourd’hui que vous avez voulu faire ?
Même si on dit que le sujet de la guerre d’Algérie a été peu traitée, c’est faux. Par films aussi. J’avais été contacté par un producteur pour une mini-série, soit un film sur la période coloniale, un autre sur la guerre. C’était avancé et puis silence radio. J’en ai déduit qu’entre-temps le film L’Ennemi Intime était sorti et n’a pas eu de succès. Donc ils ont laissé tomber.
Ce sont des sujets difficiles, non ? On a voulu les occulter ?
Pas forcément. Mais c’est un manque de succès ou d’intérêts pour des produits onéreux que sont films ou séries. Donc la BD par contre est plus facile, et moins chère. Je crois que les descendants veulent savoir. Les Algériens aussi à cause de la langue de bois imposée au pays avec une histoire officielle.
Vous qui connaissez bien l’Algérie, quel avenir pour ce pays ?
Je ne suis pas devin. Impossible de faire des prévisions. Je constate au jour le jour ce qui se passe. Il y a eu un grand espoir au début de l’Hirak face à Bouteflika mais le pouvoir est tellement structuré qu’il a été remplacé par Gaïd Salah. Il meurt au bout de six mois en ayant fait le vide dont l’élimination du patron tout puissant des renseignements qu’il met en prison. Il faut que tout change pour que rien ne change. C’est le problème de l’Algérie. Comme quand le pouvoir a voulu se servir des Islamistes dans les années 90 et que cela leur a explosé à la figure.
Ils sont toujours très présents en Algérie ?
Je pense qu’ils attendent leur tour. Ils ont le temps pour eux. Ils ont investi les couches de la société, socialement aussi très présents, et c’est pour ça qu’ils avaient été élus en 91.
On ressent ce poids quand on va en Algérie ?
Avec mes yeux de Français, oui, je vois un islamisme banalisé. Par contre on a effacé cette histoire récente et on n’en parle pas. Même s’ils savent qui a fait quoi sans que cela ait été jugé ou purgé.
Et par rapport à la France qu’est-ce que l’Algérie attend ?
C’est très ambigu parce qu’aujourd’hui 90 % de la population n’a pas connu la guerre. Il y a une espèce de fantasme de la période coloniale, pourquoi vous êtes parti ? Ils disent, « à l’époque on était exploité mais c’était clair. Aujourd’hui nous nous exploitons nous-mêmes. Nous sommes colonisés par nos propres dirigeants ». Par rapport à la France c’est compliqué. Il y a énormément de binationaux. Les manifestations récentes ont été très réprimées avec obligations de communiquer les identités des manifestants.
Il y a aussi un part de thriller politique dans cette suite ?
J’avais envie de représenter le pouvoir algérien en sachant qu’une majorité de dirigeants n’ont pas tiré un coup de fusil pendant la guerre d’indépendance. Ils ont cueilli le pouvoir en éliminant les gens des maquis. L’armée des frontières a fait de la rétention d’armement entre autres pour affaiblir les katibas. Les personnages, en scène pour illustrer le pouvoir, sont souvent occultes comme je le montre en me basant sur la vérité.
Il y aura deux tomes qui vont nous mener à aujourd’hui avec des retours en arrière, une sorte de boucle ?
Oui. Je suis encore en train de travailler sur le scénario. Les dernières images du second tome vont nous ramener aux premières du tome 1. Le héros Yanis a écrit un livre qu’il vient présenter. Il fallait que je trouve un subterfuge pour que mon personnage puisse revenir en Algérie au moment où c’est interdit aux journalistes français en 1993-94. Les journaux envoyaient les journalistes binationaux avec passeport algérien. Yanis sera enlevé par un groupe islamiste et écrira ensuite un livre. Il vient au salon du Livre en 2019 où on voit clairement qu’il y a une confrontation entre les livres et le livre avec un pavillon consacré aux ouvrages religieux bradés en masse à petit prix.
En finir avec la nuit algérienne, c’est aussi une phrase de l’album ?
C’est Jean-Paul Mari qui le dit dans la préface. Il y a encore pas mal de laïques que l’on force à partir. C’est difficile d’affirmer des valeurs de liberté en Algérie. Je fais des parallèles avec ce qui s’est passé en Syrie où un pouvoir maffieux est prêt à détruire le pays pour se maintenir. En Algérie, il y a des tentatives anti-françaises pour demander des réparations mais la jeunesse algérienne n’est pas dupe. En Syrie il y a eu un glissement vers le salafisme et l’islamisme, puis le jeu trouble des Turc et l’appui russe.
Pourquoi ce format diminué de l’album ?
Il faut demander à l’éditeur. On a décidé de réduire le format pour les intégrales question prix. Il y a aussi les habitudes de lecture avec le roman graphique. Les intégrales font désormais foi d’où une suite dans ce format et j’ai travaillé dans cette idée. J’ai adapté ma narration au format. Bilal, Giardino, Rochette ont été aussi réduits. Mon dessin permet de faire varier le format. C’est aussi une question de tendances éditoriales. Et cela peut aussi évoluer. Les intégrales marchent bien ce qui est logique car il vaut mieux savoir ce qui s’est passé avant. Le tome 2 devrait sortir fin 2022.
Suites Algériennes, 1962-2019, Tome 1, Casterman, 16 €
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