Mauthausen, un des pires camps de la mort de l’Allemagne nazie. Salva Rubio, scénariste et historien brillant de Monet, nomade de la lumière, a signé un album incontournable sur l’holocauste des Espagnols déportés, le plus souvent livrés par le gouvernement de Vichy en 1940, un épisode occulté par le franquisme. Le Photographe de Mauthausen est un hommage que Rubio rend à un homme qui aura le courage de résister de l’intérieur du camp, au péril de sa vie, Francisco Boix. Pedro J. Colombo est au dessin, sobre, efficace, émouvant. Les deux auteurs sont revenus pour Ligne Claire sur la conception et la réalisation de l’album. Propos recueillis par Jean-Laurent TRUC.
Salva Rubio, pourquoi avoir choisi le personnage de Francisco Boix ?
Il y a exactement dix ans, j’ai découvert l’histoire de Francisco dans un livre publié en Espagne par l’historien Benito Bermejo. C’est un livre sur Boix, mais aussi sur les Espagnols déportés à Mauthausen. J’ai été choqué parce que je ne savais pas que les Espagnols avaient été dans des camps nazis. Et les gens ne le savent toujours pas en Espagne, c’est un sujet oublié. Ou mieux qui n’a jamais été connu. Alors, quand j’ai appris l’histoire de Francisco et que j’ai réalisé à quel point c’était exceptionnel, j’ai décidé que je devais la raconter. Une décision vraiment audacieuse, car à ce moment-là je commençais ma carrière d’écrivain. Mais finalement, en 2011, Antoine Maurel chez Le Lombard m’a suivi dans ce projet et la possibilité est devenue réalité. Aussi, pour répondre correctement à la question, si un écrivain découvre un personnage aussi passionnant avec une histoire aussi forte, il faut la raconter.
Vous connaissiez bien le sujet des déportés espagnols ? C’est un hommage ?
Je ne connaissais pas vraiment l’histoire des déportés espagnols et de l’Holocauste espagnol. Et ce qui m’a inquiété toutes ces années, c’est que les gens en Espagne et dans le reste de l’Europe ne la connaissent pas non plus. Ce n’est pas un problème de culture. Je vis dans un pays avec un passé très compliqué. N’oublions pas que nous avons subi un coup d’état avant la seconde guerre mondiale (la guerre d’Espagne à partir de 1936 et la fin de la République légale abattue par Franco ndlr) et que de nombreux réfugiés politiques hors d’Espagne ont été capturés par les nazis. Et puis, les Alliés n’ont jamais libéré l’Espagne (qui était neutre. Les Alliés n’ont jamais envisagé la chose ndlr). Ils nous ont laissés coincés avec une dictature fasciste de 40 ans. Alors pendant cette période, les histoires sur les déportés étaient évidemment passées sous silence, sinon interdites. Et après la transition et le retour à la démocratie, certaines personnes ont voulu oublier cette époque. Mais l’histoire ne peut pas être oubliée, donc une nouvelle génération d’écrivains, d’artistes et d’historiens doit encore raconter la vérité. Oui, c’est un hommage à leur sacrifice et au courage de ces hommes.
Vous avez fait un gros travail de recherche pour la BD mais aussi le dossier qui clôture l’album. Cela a été difficile ? Quel accueil avez-vous eu en Espagne quand vous avez dit ce que vous cherchiez ?
Oui, le travail de recherche a été long et difficile. J’ai visité les archives au ministère autrichien des Affaires extérieures à Vienne. J’ai visité le camp de Mauthausen pour prendre des photos et comprendre sa géographie. J’ai rencontré quelques-uns des plus grands experts sur le sujet. J’ai trié différentes archives photographiques et rencontré des experts. J’ai lu sur tous les livres sur le sujet. Cela a été long mais cela en valait la peine.
En Espagne, mes recherches ont été très bien accueillies. Aussi parce que j’en ai parlé aux membres de l’Amicale de Mauthausen, dont le but est précisément d’aider à mieux faire connaître cet épisode. Ils nous ont donné plus spécialement des photos. Pour moi, écrire un dossier comme celui qui figure en fin d’album est une excellente occasion de raconter une histoire encore plus forte, meilleure. Comme le savent tous les écrivains, il y a toujours la tentation d’inclure dans l’histoire de vrais détails ou des scènes trop belles pour être écartées. Mais de cette façon, on peut se perdre dans les détails. Parfois, les faits réels peuvent sembler trop forts pour être vrais. Donc avoir le dossier me permet d’expliquer au lecteur certains détails en profondeur.
Mon but est de me concentrer sur l’histoire en tant qu’écrivain. Et puis, avec le dossier à la fin de l’album, je me sens libre de donner autant de détails que possible, comme un historien. J’ai l’intention de le faire avec tous mes albums, si les éditeurs autorisent ces pages supplémentaires. Et je dois remercier Le Lombard, qui a été très généreux avec notre dossier de 54 pages.
Tout est historique ou il y a une part de romancé dans le scénario ?
C’est difficile de répondre à cette question. Même dans les livres d’histoire, tout n’est pas historique, car le processus historiographique est lui-même une reconstitution de faits fondés sur des sources comme témoignages ou documents. Au mieux, chaque recherche historique est la tentative de reconstruire une vision cohérente de la façon dont les choses se sont passées. Comme je l’explique dans l’introduction, quand on adapte la grande histoire il y a une autre exigence: rendre le sujet intéressant. Nous devons donc ajouter fiction et interprétation aux faits qui ne sont pas encore assez clairs. Donc, tout ce que je peux dire, c’est que tout les faits réels s’appuient sur des sources. Et quand l’histoire s’éloigne de l’Histoire, c’est précisé.
Boix est un oublié de la grande Histoire de l’Espagne ?
Boix et tous les déportés de Mauthausen sont des oubliés pour la majorité des Espagnols. Mais pouvons-nous dire que quelque chose a été oublié si cela n’a jamais été connu ? Je ne blâmerais pas le peuple espagnol de ne pas savoir. Je blâmerais le système éducatif et les autorités qui n’ont pas fait assez pour affronter vraiment tout ce que la dictature a commis. C’est peut-être le bon moment pour se souvenir ou pour commencer à redécouvrir des épisodes historiques comme la déportation des Espagnols à Mauthausen.
Pedro J. Colombo, comment êtes-vous arrivé sur le projet comme dessinateur ?
J’ai été contacté par Jaime Martin à qui on avait proposé l’album. Il ne pouvait pas le faire. J’ai fait des essais et un début de story-board. Je ne connaissais pas Rubio et j’étais disponible. Quand j’ai lu le scénario, cela m’a ému et j’ai pris ce projet comme très personnel. C’était dramatique, puissant et je découvrais cette partie de notre Histoire. Je connaissais un peu les grandes lignes mais Salva Rubio m’en a appris beaucoup plus. Le sujet historique n’est pas mon préféré mais j’avais toujours voulu essayer. C’était une opportunité incroyable qui en plus m’a offert l’amitié de Salva.
Un album difficile ?
Oui très dur, en particulier pour adapter mon style qui est plus cartoon, animation. Cela me changeait beaucoup. J’ai eu besoin d’une forte documentation et dessiner réaliste est très dur pour moi. J’ai perdu mon père pendant que je faisais cette BD. Et cela a été encore plus difficile mais cela m’a permis de transmettre ma tristesse à celle du sujet. J’ai mis quatre ans au total mais en ne travaillant par que sur cet album. J’ai mené en même temps deux projets et c’est pour cela que ça a pris du temps. Salva avait aussi une documentation importante et réponse à tout. Je n’avais jamais travaillé comme ça. Généralement, c’est moi qui cherche la documentation. Pour les photos de Boix dans l’album, je les ai imprimées et j’ai dessiné dessus. L’album, je l’ai fait en partie sur ordinateur.
La déportation des Espagnols est connue dans votre pays ?
La déportation des Espagnols très peu. Mais je pense que volontairement l’état n’a pas fait beaucoup de publicité à cette histoire. Le gouvernement ne s’est pas associé aux cérémonies en France. Salva a rencontré des survivants. C’est un historien méticuleux et il a fait beaucoup de recherches, a rencontré aussi l’auteur du livre sur Boix.
L’album sera publié en Espagne ?
Nous pensons que ce sera co-édité l’an prochain et il devrait y avoir un film.
Le PC est fort dans le camp. Boix qui est lui aussi communiste va s’appuyer sur lui mais sera abandonné ?
Francisco Boix a voulu aller jusqu’au bout, sauver ces photos pour témoigner. Le PC l’aide au début et le lâche ensuite. On peut voir dans ce genre de situation l’authenticité de l’idéal d’un parti et Salva le montre bien. Boix est seul à la fin et ses idéaux sont écrasés. C’est triste. Et à Nuremberg son témoignage ne va pas beaucoup changer les choses. Il a fait tout ça pourquoi ? Francisco a une conception de la vie très positive. C’est un héros qui n’a pas d’autre choix pour lui que d’aller jusqu’au bout, par honnêteté envers ceux qui meurent autour de lui.
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