Avec Le Cœur des Amazones (Casterman), sur un scénario de Géraldine Bindi, le dessinateur Christian Rossi s’est lancé dans une saga épique au sens premier du terme. En pleine guerre de Troie, dans une forêt impénétrable non loin des célèbres combats, vit le peuple des Amazones, femmes guerrières belles, indépendantes et solitaires. Les hommes sont devenus des proies utiles pour le plaisir, la procréation et éventuellement l’esclavage. Sauf qu’un grain de sable va venir bloquer la mécanique ancestrale au moment même où, pour les Amazones, un certain Achille serait une proie de choix à des fins reproductrices. Christian Rossi a expliqué à ligneclaire.info comment s’était monté le projet. Il revient aussi sur les intentions aussi bien graphiques (sa maîtrise totale du superbe dessin est remarquable) que scénaristiques du Cœur des Amazones qui sort le 7 mars. Propos recueillis par Jean-Laurent TRUC.
Christian Rossi, qui a eu l’idée au départ de cet album, Le Cœur des Amazones ?
Géraldine Bindi m’a contacté par mail me proposant juste ce thème. Les Amazones, ça parle à tout le monde, c’est presque un fantasme. Ce sont des filles qui montent à cheval, tirent à l’art et sont évoquées dans la mythologie grecque mais aussi africaine, asiatique. C’est un mythe porteur. Géraldine a travaillé pendant ses études sur une pièce de Von Kleist, Penthésilée qui raconte son combat contre Achille, en tombe amoureuse, le tue et se suicide. Elle voulait en faire quelque chose depuis longtemps et on en est arrivé à l’idée de la BD. Ce que j’y ai vu c’est aussi la guerre des sexes.
On est dans un environnement largement mythologique. C’est une œuvre imposante de près de 160 pages aux péripéties bouillonnantes ?
A travers les récits d’Homère, on a gardé le côté épique avec les dieux et les déesses qui choisissent leur camp. Il y a effectivement continuation du mythe que l’on explore.
C’est aussi une histoire d’amour et féministe ?
Oui, en même temps. L’amour est plus fort que tout. La haine est un moteur mais la grande énergie c’est l’amour. On le retrouve dans toutes les pratiques. En Afrique du Sud, un homme, emprisonné pendant des années, prône la réconciliation et devient président de son pays. Il n’y a pas plus puissant que l’amour. C’est le message de Géraldine Bindi dans Les Amazones. Pour sortir de cette confrontation entre femmes et hommes, quand on est égaux sur la plupart des points même les plus violents, comment fait-on et où va-t-on ?
Combien de temps a mis Géraldine Bindi pour rédiger cette saga ?
Elle a écrit plusieurs versions dont une plus fantastique avec une imagerie liée aux dieux, un Titan. Moi, je voulais un registre le plus réaliste possible.
C’est effectivement un summum dans le genre.
Le mythe devient puissant et on fait croire à l’histoire.
Le lecteur est plongé immédiatement dans l’action. Au dessin il vous a fallu longtemps pour réaliser ce Cœur des Amazones ?
J’ai mis trois ans. Je ne pense pas qu’il y avait de coupes possibles pour fragmenter l’album en plusieurs tomes. Il fallait tenir la promesse et ne pas dire « vous aurez la suite dans un an ». Le public a été trahi parfois avec des séries qui n’ont pas fini pour des tas de raisons. Il faut rapprocher la sortie des albums. On peut mettre du dessin réaliste dans une pagination importante. Prenez mon ami le dessinateur Steve Cuzor avec Cinq branches de coton noir (Dupuis), un récit très long qui vient de sortir et pourtant hyper réaliste.
On assiste à la montée en puissance d’une petite fille, une Amazone qui grandit. Achille, un demi-dieu devient l’idéal masculin pour qu’une femme veuille faire un enfant avec lui. Vos Amazones sont très belles.
Je me suis remis à faire des dessins à partir de modèles vivants. J’ai vu absolument tous les physiques et cela pour nourrir mon dessin par des croquis d’observations pour ne pas appauvrir la forme. Je faisais des poses courtes et cela a permis de régénérer le dessin. Les Amazones sont belles car elles s’accouplent avec les plus beaux guerriers, elles sont en forme physiquement et elles sont au sein d’une nature protectrice.
L’action est bien mise en musique avec logique. On peut parler d’un monde presque de western ?
J’aime bien le terme. Un western mythologique. Sauf qu’il faut des personnages qui permettent de suivre les joies et les tourments de ce groupe. La reine est un héritage, elles le sont de mère en fille. Je me suis calqué sur les Indiens des plaines. La guérisseuse c’est un peu un shaman. Elles sont solidaires et elles ont des rituels. Au printemps c’est la procréation par les prisonniers sacrifiés ensuite, sauf les travailleurs, souvent des commerçants capturés.
Comment avez-vous travaillé et quels ont été vos choix graphiques ?
Je travaille sur des grands formats. Avec Deadline j’avais gouté à la couleur directe. J’étais mitigé. Je ne voulais pas me rembarquer dans de la couleur classique. Mon problème c’était la peau, le satin. Ombres, hachures, non. J’avais expérimenté le brou de noix que l’on peut délayer. Il devient clair, tire vers le jaune, le rose. C’est une couleur qui mute. J’ai rajouté les arrière-plans au feutre car je ne voulais pas que ce soit des illustrations qui coupent le flux de la lecture. Il fallait garder une profondeur de champ.
Le Cœur des Amazones est une œuvre atypique, à forte puissance évocatrice ?
On a travaillé avec Géraldine sur des séquences, on a échangé sur les personnages. On a fait des choix. Elle était guidée par le sens qu’elle voulait mettre dans son histoire. On a travaillé sur le destin de tous les personnages principaux. Tout s’enchaîne et le lecteur peut suivre leur cheminement. Ce sont des femmes fortes et libres que l’on montre.
Quand on sort d’une telle aventure, que ressent-on ?
J’ai pleuré parce que je quittais cette famille, ces Amazones. Je me suis un peu écroulé car on avait aussi un vrai message bien incarné par cette histoire. Là, c’est le destin des personnages qui induit une sortie honorable pour chacune d’elle.
Et maintenant quelles envies ?
Complètement autre chose. Il y a un projet possible qui se déroulerait pendant la guerre 14-18 chez Casterman, écrit par un jeune scénariste cinéaste en fait. Cela se passerait dans l’armée canadienne qui emploie des snipers indiens. Je veux échapper au piège Rossi et Géraldine, que vont-ils faire après Les Amazones ? Elle m’a proposé un texte à partir du mythe de Salomé, la danse des voiles, la mort de Jean-Baptiste. Pour l’instant on va attendre. 14-18, ce sera 80 pages, je n’ai pas encore tout défini mais ce sera plus intimiste. C’est la priorité ensuite on verra. On m’a envoyé beaucoup de scénarios de tous les genres, du thriller au comique, à la biographie, au péplum mythologique. Il faut que cela suscite chez moi des images. J’aime la liberté du dessin, de la nature, des espaces. Avant tout.
Quel talent ! C. Rossi fait partie de mes dessinateurs préférés ! Son talent fait de lui un dessinateur très demandé par les meilleurs scénaristes !