On ne peut que se réjouir de l’attribution à Sengo du Prix Asie de la Critique ACBD 2020. Un manga signé par Sansuke Yamada qui sort très largement du lot et dont on avait chroniqué avec plaisir les deux premiers volumes qui ont paru chez Casterman. Ce prix distingue une bande dessinée asiatique remarquable parue en français entre juillet 2019 et juin 2020. Sengo s’est nettement imposé à juste titre. A noter qu’on avait particulièrement apprécié le graphisme et la qualité de la narration, atypique, joviale mais aussi désabusée.
Avec Sengo de Sansuke Yamada, on est au cœur d’une période sans équivalent pour le Japon vaincu pour la première fois et surtout dominé sur son propre sol à la fin de la seconde guerre mondiale. Les deux héros sont camarades de combats et l’auteur ne cache en rien ce qu’ils ont fait, ou ont dû faire face entre autre en Chine. Un témoignage fort qui laisse un goût un peu amer dans la mesure où le Japon a été protégé par l’administration américaine, malgré ses crimes de guerre, car possible rempart contre la montée en puissance du communisme en Asie. Yamada remet les pendules à l’heure avec courage.
Dans le Tokyo détruit de l’immédiat après-guerre, en 1945, Toku et Kodamatsu, deux soldats démobilisés, se retrouvent. Ils renouent avec une vie civile. C’est que le pays, vaincu, se découvre exsangue tandis que l’occupant américain s’impose partout. Mais cela n’empêche pas l’un, bon vivant, de jouir pleinement de ce qui s’offre encore à lui, et l’autre, désabusé, de tenter de redonner un sens à son existence. Ainsi, Sengo, au-delà de ces deux trajectoires individuelles, livre des tranches de vies brisées dont les acteurs essaient – et parviennent, souvent – tant bien que mal, à recoller les morceaux.
Comme le précise le communiqué de l’ACBD, Sansuke Yamada réussit là un tour de force : d’un panorama de ruines il tire au fond l’essentiel, la dimension baroque. Personnages picaresques, tendre exhibition des imperfections, habile mélange du burlesque et du tragique ou surgissement soudain d’une violence toujours à l’arrière-plan d’une action en apparence légère et joviale : tout cela concourt à l’élaboration d’une fresque douce-amère d’une remarquable justesse, où le rire occupe toutefois toute sa place. Si la béance laissée par la guerre (et la défaite) hante littéralement chacun des personnages croisés, c’est bien du côté des (sur)vivants, et non des morts que se situe le point d’ancrage du récit. À l’école du désenchantement il s’agit de substituer le réapprentissage de l’engouement et cela passe par les combines montées, les cuites épongées ou encore les corps éprouvés. L’édition de la série – finie au Japon en sept volumes – par Casterman offre en outre au lecteur une immersion idéale grâce à une traduction de grande qualité où le parler, haut en couleurs, des protagonistes anime constamment leurs aventures.
Les quatre autres titres en compétition pour le Prix Asie de la Critique ACBD 2020 étaient :
- Blue Giant, de Shinichi Ishizuka, éd. Glénat
- Mauvaise herbe, de Keigo Shinzo, éd. Le Lézard Noir
- Ma vie en prison, de Kim Hong-Mo, éd. Kana
- La Vis, de Yoshiharu Tsuge, éd. Cornélius
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