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Interview : Guy Delisle sur les traces d’Eadweard Muybridge photographe précurseur qui a découpé le temps en images

Une découverte on l’avoue grâce à Guy Delisle qui retrace dans Pour une fraction de seconde (Delcourt) la vie tumultueuse d’Eadweard Muybridge. Pas vraiment une star en France ce photographe passionné a apporté à la prise d’images des procédés qui lui ont permis par exemple de décomposer le galop d’un cheval. Mais Eadweard Muybridge c’est aussi des photos des grands espaces américains à la fin du XIXe siècle ou d’Indiens prises sur le vif. Il croise Edison, Tesla, Rodin, Degas. On est pris par cette biographie très richement illustrée des photos de Muybridge et par le dessin de Guy Delisle au trait plus prononcé, plus accentué. Propos recueillis par Jean-Laurent TRUC

Guy Delisle. JLT ®

Guy Delisle pourquoi s’être passionné pour ce Eadweard Muybridge méconnu au moins en France et pourtant inventeur de génie ?

Il n’est pas connu c’est vrai il n’y a pas de biographie en français. Je montre ses photos mais légendées en anglais comme les livres que j’ai pu trouver sur sa vie. Son histoire est extraordinaire. Quand on travaille dans l’animation on connait Muybridge. J’avais 19 ans et je regardais fasciné ses photos. J’ai aussi entendu une émission de radio, qu’il avait tué quelqu’un mais qu’il était à l’origine du début du cinéma. Plus je creusais plus je trouvais le personnage extraordinaire. Et une histoire intéressante à raconter.

C’est un personnage atypique. Il est génial, précurseur, meurtrier, a un sponsor milliardaire, Stanford. Il y a un côté thriller dans sa vie.

Oui il y a effectivement Stanford personnage puissant dont le fils donnera son nom à la célèbre université américaine. Ils ont une relation pendant dix ans. Le meurtre en Californie il s’en sort parce qu’il dit qu’il était coupable. Il est libéré car le jury considère qu’il a eu raison de tuer l’amant de sa femme. Muybridge j’aime bien mais c’est surtout le contexte autour de lui qui m’a attiré. Comment la photo fonctionnait à son époque, où on en était du cinéma, l’évolution de la peinture. Il a influencé tout ça.

Il est la clé de tout ce qu’on connait aujourd’hui. Ce que vous montrez, dont la fameuse prise d’une photo d’un cheval au galop dont les fers se posaient ou pas sur le sol.

On dit souvent que cette photo était une gageure entre gens riches mais en fait c’est faux. Stanford voulait améliorer la course de ses chevaux en sachant comment ils se déplaçaient. Il était devenu riche avec le chemin de fer qui va rallier côte est à la côte ouest. C’est marrant qu’il passe du train aux chevaux.

C’est assez logique pour l’époque. Il y a aussi dans votre album du Lucky Luke, aussi bien dans le personnage de Stanford qui a beaucoup d’argent que de celui de Muybridge.

C’est vrai qu’il y a des aspects de western comme la construction de la ligne ferroviaire à coup de dynamite. Cela dit j’aimerai bien faire un Lucky Luke un jour. J’ai déjà essayé d’en faire un mais il a été bloqué par Anne Goscinny. Je voulais faire un remake du Pied Tendre chez Dargaud donc il fallait l’aval d’Anne. Qui a refusé ce que je comprends car je retournais les personnages, les seconds rôles devenaient les premiers.

Ce bouquin a dû demander une grosse recherche en documentation. Il fait 200 pages qui rentrent dans le détail, très illustrées.

J’aime bien toutes les petites anecdotes et le challenge est de les connecter ensemble. J’avoue que je me suis perdu à un moment avec d’autres personnages comme Nadar. J’ai enlevé des pages sur lui. Quand Muybridge meurt en 1904 je dis où en l’état du cinéma qui est lancé à cette époque. Georges Méliès est arrivé, ses films, le succès. Je voulais vraiment raconter ce sur quoi Muybridge avait travaillé, un précurseur. Tout ce qui foisonnait en découvertes. Les recherches c’est bien à faire mais il faut savoir s’arrêter sinon on y passe des années. J’étais en contact en Angleterre avec le musée de référence sur Muybridge.

Tout est passionnant avec Muybridge comme l’épisode sur la peinture avec Meissonnier. La photo va-t-elle tuer le portrait peint ? Pour la photo du cheval au galop il invente un système de prise de vue révolutionnaire.

Je connaissais vaguement par bribes tout ça mais quand on met tout bout à bout, comment cela a évolué, les peintres qui prenaient des photos de leurs œuvres quand ils les vendaient pour en garder trace. Au début du XXe siècle à Paris la moitié des photographes en atelier sont d’anciens peintres. Tout a évolué. Tous ceux qui travaillent dans l’animation à ce jour ont les deux livres de Muybridge, Human in motion et Animals in motion.

Il a inventé le ralenti ce Muybridge.

Il a réussi à saisir le temps, à le découper en images. Même de nos jours quand on regarde des ralentis on est fasciné. Ils s’en servaient dernièrement aux J.O., avec comme Muybridge toute une rangée de caméras qui passait d’une image à l’autre.

Il y a eu Daguerre, Edison en même temps, Tesla. Vous montrez tout ce qui a fait une partie de la révolution technologique fantastique à la fin du XIXe siècle, début XXe, voire économique.

Tout est allé très vite. Muybridge a imposé au public la vision du mouvement avec le cheval au galop. On n’a pas voulu le croire avec une seule photo donc il montrait ensuite la décomposition du galop. Après cette photo de Muybridge, on peut dater les tableaux avec des chevaux peints qui en intègrent le résultat. Des chevaux qui sautent comme des grenouilles c’est avant 1874 date de la publication de Muybridge. Il était jumeau avec Étienne-Jules Marey qui meurt trois semaines après lui. Tous les deux ont inventé le cinéma. Edison a un peu pillé les autres, comme les frères Lumière. En fait on n’y croyait pas au cinéma au départ. C’est grâce à Méliès encore une fois avec Le Voyage dans la lune que cela a définitivement pris.

Il a aussi un côté grand reporter photographe. La photo est pour lui un support qui montre, explique, détaille. Il commence par des photos de paysages grandioses.

Au moment du tremblement de terre de San Francisco il est dans la rue et il prend des photos. Il a été un grand paysagiste et puis il y a son accident de diligence, est éjecté, il se cogne la tête, change de caractère, veut être dehors en permanence d’où les paysages.

C’est un génie de la photo.

Lui il a dépassé le bricolage des photographes de l’époque. Il invente, crée l’obturateur, électrifie tout ça. Il est aussi chimiste car quand il prend les chevaux la pellicule, la plaque instantanée n’existent pas. Il arrivait à faire sortir ses images prises à un dixième de seconde. C’est un mystère, on voit la machine c’est tout. Il avait 50 kg de matériel sur le dos.

Il y a une photo fabuleuse celle de l’Indien Modoc en 1872. Comme aussi les photos mortuaires, une personne décédée habillée avec la famille qui pose autour.

Oui il mettait en scène ses photos. Les photos mortuaires c’est fou et il paraît qu’on continue à faire ça dans les pays de l’Est. Il y a aussi des photos bidon.

Stanford l’aide beaucoup.

Un million de dollars pour la photo du cheval. Le financier et le génie.

L’album a été un gros travail. Vous avez gardé votre style mais appuyé, enrichi.

J’aime écrire une biographie mais il faut que ce soit aussi une histoire intéressante à lire. L’album que j’ai mis deux ans à faire sort pour Quai des Bulles à Saint-Malo fin octobre. Il y a plus de noir dans mon dessin. J’ai appris ça en travaillant sur le Donjon avec Lewis. Il fallait plus de détails dessinés pour parler de l’époque. J’ai ajouté de la couleur un peu en fonction de ce que je veux faire ressortir.

Ensuite, vous avez d’autres projets ?

Non je viens de finir Pour Une fraction de secondes. Je travaille sur mon site internet pour le mettre à jour avec l’album. J’ai des idées mais rien de précis.

Pour Une fraction de secondes est très riche. Un gros travail au total. On découvre, on apprend, on est porté par le dessin et la part de mystère qu’il y a dans le personnage de Muybridge.

Oui une somme de recherches et de travail c’est vrai. La femme de Stanford meurt empoisonnée en 1902, Muybridge est soigné par le médecin de la reine Victoria qu’on soupçonne d’être Jack l’éventreur.

Tous les personnages sont hors normes. Les photos aussi.

Edison je ne le rate pas. Leur compétition pour l’électricité a donné vie si l’on peut dire à la chaise électrique. Il y a aussi la photo de l’âne dont il a fait exploser la tête. Horrible. Stanford va spolier Muybridge en s’attribuant entre autres ses travaux. Il a eu un destin malmené.

Pour une fraction de seconde, La vie mouvementée d’Eadweard Muybridge, Éditions Delcourt, 23,95 €

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