Nicolas Juncker revient sur le devant de la scène avec deux albums. Dans Octofight qu’il scénarise, on euthanasie les vieux qui coûtent trop cher à entretenir. Seule solution de survie, devenir des bêtes de combat où tous les coups sont permis. Dans Seules à Berlin, au dessin comme au texte, il fait se croiser en mai 1945 à Berlin deux destins de femmes, Ingrid l’Allemande et Evgeniya la Russe, traductrice dans l’armée rouge. Nicolas Juncker met en scène le chaos, le trait d’union entre ses deux ouvrages d’une rare force et présence. Seules à Berlin est un grand moment de BD. Nicolas Juncker a répondu aux questions de Ligne Claire. Propos recueillis par Jean-Laurent TRUC.
Nicolas Juncker, dans Octofight avec Pacheco au dessin, on sacrifie les vieux pour que les jeunes vivent. Mais ils font de la résistance dans un monde chaotique et décalé. Chaos aussi avec la fin du nazisme à Berlin en 1945, la chute du Reich. Vous avez adapté le livre « Une Femme à Berlin », anonyme (Gallimard), et « Carnets de l’interprète de guerre », d’Elena Rjevskaïa (Christian Bourgois) pour en faire un seul et même album, Seules à Berlin.
Ces deux albums n’ont pas été conçus au même moment. Seules à Berlin, je le porte depuis longtemps. J’ai réuni deux livres, le journal d’une Berlinoise et celui d’une interprète soviétique de 19 ans. J’avais monté un projet où elles se rencontraient. Le temps que je le rédige, que je trouve le ton qui me plaise, ça devait aussi se faire avec un dessinateur chez Glénat. J’avais envoyé le projet à plein de monde. Beaucoup de dessinateurs ont trouvé que c’était trop noir pour eux. Un autre nous a abandonné. J’ai rencontré Martin Zeller qui était éditeur chez Casterman et depuis passé chez Albin Michel. Il aimait mon travail et m’a convaincu de le dessiner. Ça a pris du temps. Dans ma tête le scénario était écrit depuis longtemps. Octofight c’est beaucoup plus récent. J’ai mijoté un récit sur la fin de vie et lu un bouquin suédois qui avait fait scandale dans les années 70, sur l’euthanasie obligatoire des seniors, point de départ d’Octofight, « La Mort Moderne » de Carl-Henning Wijmark (éditions Cénomane). J’ai inventé ce couple qui fuit et est obligé de se battre en public pour survivre. J’en ai parlé à mon éditeur et je suis parti sur ce thème. Le story-board de Berlin a été fait d’une traite, celui d’Octofight ensuite. Puis les crayonnages des Berlinoises, suivi du tome 2 d’Octofight, il y en aura trois, et ainsi de suite. J’ai alterné.
Les Berlinoises sont des victimes, la grande majorité violée par les soldats russes que Staline a laissé faire. Vous avez voulu montrer ce qu’ont vécu ces deux femmes ennemies qui finiront par se reconnaître des points communs ? Pourquoi les rapprocher ?
C’est parce que j’ai lu les deux livres à peu de distance l’un de l’autre. Je me suis dit qu’elles pouvaient se rencontrer sans devenir amies et dans des positions où leur rôle de femmes leur est imposé. Elles vont s’en sortir, l’Allemande en gérant sa survie, la Russe au combat, en témoignant. Elles pouvaient à la fois être proches et aux antipodes l’une de l’autre. La Russe comprend son propre totalitarisme mais dans le livre elle en parle peu, comme du viol des femmes allemandes ou comment ont été traitées les femmes russes que ce soient militaires ou civiles. Ce sont deux totalitarismes qui s’affrontent et elles doivent survivre. Elles sont en plus bilingues, l’Allemande travaille pour la Croix Rouge qui était sous autorité de la SS.
Il y a aussi le recherche du cadavre d’Hitler raconté dans le journal de l’interprète russe Evgeniya.
J’ai été pour cette partie totalement fidèle au journal. J’ai pris très peu de libertés. J’ai gardé les noms de ses supérieurs et des témoins allemands qui permettent l’authentification des restes d’Hitler.
C’est vraiment un sujet qui vous correspondait sur tous les plans. Vous avez fait évoluer la mise en page, le mélange de textes et de dessins, les lavis sur près de deux cents pages.
Dès le début, cela m’a semblé nécessaire images et pages des journaux où elles s’expriment à la première personne, des collages, une photo en noir et blanc, des extraits des journaux de Goebbels. J’ai tourné autour du pot pour trouver le ton, le dessin, ajouté du lavis, le crayon, des touches de couleur pour les rares moments joyeux. Tout est rouge quand la Russe arrive sous les bombes sinon tout est gris à Berlin. Quand je raconte les viols, c’est écrit et pas montré. Le lecteur les découvre avec la Russe qui lit le journal d’Ingrid.
Le mari d’Ingrid est un SS. C’est aussi dans bouquin ?
Non je l’ai inventé. Quand il revient, il l’abandonne parce qu’elle a été violée mais elle raconte sa vie au quotidien dans Berlin. J’ai mis trois ans au total pour finaliser Seules à Berlin. Mais je ne suis jamais allé à Berlin. J’ai passé des heures à éplucher des plans de la ville, me plonger dans des archives. La documentation est précise pour ne pas faire des erreurs. Il n’y a plus rien de la Chancellerie par exemple.
Quel va être d’après vous le ressenti des lecteurs ? Ils savent ce qu’a été la fin du nazisme, Berlin en 1945, le chaos qui y règne, l’offensive allemande en 1941 contre la Russie ?
Le ressenti, je ne sais pas. La plupart du temps la guerre est racontée du côté allié, très peu du côté allemand ou russe au moins au cinéma. Des livres il y en a, par contre peu de BD.
Oui mais il y a encore quelques années, une trentaine, l’Allemagne était considérée comme vaincue. Point. Petit à petit les détails sont arrivés sur les ordres donnés aux troupes russes et ce qu’elles ont fait aux femmes allemandes en représailles aussi à l’horreur inverse contre les femmes russes dès 1941.
C’est vrai. Mais depuis il y a eu pas mal d’articles et de livres. C’est récent comme le vécu du nazisme par les Allemands dès 1933. Ce qui m’intéressait était de montrer le point de vue des femmes peu audible en général.
Ingrid se défausse, dit qu’elle n’a pas voulu la guerre avec toute l’ambiguïté du nazisme. Elle ne croit pas aux camps.
Je pense qu’elle se voile la face, elle a travaillé dans la Croix Rouge allemande noyautée par les SS, elle a visité des camps de concentration où tout était mis en scène, elle a vu par contre les camps de prisonniers russes, s’inquiète pour les soldats allemands captifs en Russie. Mais cela n’a rien à voir avec l’horreur de la Shoah. La prise de conscience de la responsabilité n’est venue que plus tard à la population allemande. A l’époque en 1945, ils survivent. Ils savaient et ne voulaient pas savoir, même s’ils pouvaient se poser des questions. L’antisémitisme était un phénomène primaire en Allemagne.
Pas évident de parler de l’histoire de l’Allemagne sur son sol ?
Il y a plus de BD maintenant qui se passent en Allemagne. En France on parle de l’Occupation. C’était compliqué d’intéresser le public à l’histoire de l’Allemagne, des civils pendant la guerre. On voit aussi dans le journal de l’interprète comment les Russes ont traités leurs propres ressortissants capturés par les Allemands. Des traîtres qu’ils ont envoyé au goulag à leur retour. Il y en a eu 5 millions de Russes faits prisonniers à partir de 1941. 4 millions sont morts en captivité. Staline a eu peur d’un retour de gens avec des idées libérales. Cette guerre n’a pas été une course à la liberté pour la Russie. Après l’espoir, ils ont déchanté et cela a été encore pire en Union Soviétique.
L’album a été compliqué à mettre en scène ?
Oui, compliqué pour la forme. Pour la partie où chaque femme est seule, cela a été plus simple que la partie commune avec comme toile de fond l’enquête sur la mort d’Hitler. Ce qu’elle racontait au départ faisait un peu science-fiction, les archives étaient scellées. J’avais en tête le découpage mais ça a pas mal bougé.
Pour revenir à Octofight, Pacheco, tuons les vieux ça vous vient d’où, de la Foire aux vieux de Boris Vian, de Soleil vert ?
Non, au départ, d’un livre suédois qui a fait scandale. Je voulais montrer comment on peut aujourd’hui retourner une population contre un bouc émissaire, comme le juif ou l’octogénaire qui coûte très cher et qui ne rapporte rien. C’est cynique mais une population, sur quelques décennies, peut accepter l’inacceptable. Les vieux acceptent de se battre en eux dans des caves, pour des réseaux mafieux qui leurs vendent leurs médicaments.
Et pourquoi De Gaulle en sauveur dans le bouquin, repère, idéologue de la population ?
Parce que tout le monde est gaulliste, non ? C’est sympa d’être gaulliste. A droite, à gauche, on nous parle des valeurs sociales de De Gaulle, du conseil national de la Résistance comme s’il y avait été seul, l’homme d’état, etc.
Ça peut bien finir ce genre d’histoire ?
Vous verrez bien. Le tome 2 est axé sur les combats physiques et politiques. Le tome 3, on ouvre l’horizon et c’est Mohamed Maréchal Le Pen qui sera président, le fils de Marion. Il devra affronter « ses » gilets jaunes, les octogénaires, menés par les héros mais un monde où il n’y a pas de chefs. Ingérable.
Il faut en trouver, syndicats ou autres, non ? Et faire des grèves avec un recentrage vers une minorité agissante encadrée comme aujourd’hui histoire de se refaire une santé ?
Très difficile d’encadrer ce genre de mouvements si ce n’est en le récupérant.
Seules à Berlin qui sort début mars, Octofight en avril, le chaos, on y revient, est le trait d’union entre les deux albums ?
Octofight est plus dans le chaos divertissant. Seules à Berlin, c’est un chaos abominablement violent, authentique, sans limites qui m’a pris pas mal d’années à mettre en images et qui compte beaucoup pour moi. J’ai trouvé énormément de photos, de films en couleur de Berlin en ruines. Idem pour les photos des troupes russes. De particuliers allemands à Berlin, il y en a moins, des gens qui fouillent les ruines, d’enfants dans les rues dévastées. Je montre des situations d’exception auxquelles les deux femmes sont confrontées et qu’elles vont subir tout en essayant de les gérer, de survivre encore une fois effectivement dans le chaos le plus total.
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