Éditeurs

Journal de Tintin et Le Lombard, les 70 ans d’une histoire de famille

70 ans, pour un éditeur de BD, cela se fête. Longévité et diversité, les éditions du Lombard ont vu le jour dans le sillage d’un autre grand de la BD, le journal de Tintin dont le premier numéro paraît le 26 septembre 1946. Une histoire belge, et de famille, dont le soixante-dixième anniversaire a marqué la rentrée avec une grande fête à Bruxelles, un riche album souvenir et la volonté d’ouvrir de nouvelles pistes éditoriales par un éditeur qui a su garder sa marque de fabrique et son originalité, envers et contre tout. Par Jean-Laurent TRUC. Ce dossier a paru aussi dans le numéro de septembre du mensuel ZOO.

André-Paul Duchâteau au centre de la photo, à droite Gauthier Van Meerbeck. JLT ®

Quand Hergé et Raymond Leblanc s’associent pour lancer un hebdomadaire dans lequel actualité et bande dessinée se renverraient la balle, ils ne se doutent pas vraiment dans quelle success-story ils s’embarquaient. Ni que 70 ans plus tard Le Lombard, maison mère de l’opération, serait toujours opérationnelle et propulsée dans une course perpétuelle aux nouveaux talents. On pouvait difficilement faire mieux en 1946 que de publier dans les mêmes pages Hergé, Jacobs, Cuvelier et Laudy. Certes, il y a le journal de Spirou, le concurrent, mais Leblanc est un précurseur. Hergé, auteur génial, a malgré tout besoin d’une relance dans ces années d’après-guerre. Le journal de Tintin fait exploser les tirages. Le journal des 7 à 77 ans en prend pour plus de 40 ans jusqu’au 29 novembre 1988 où les héritiers d’Hergé avec Moulinsart récupèrent la gestion du titre. Les éditions du Lombard ont rejoint en 1986 le groupe Média-Participations. C’est la fin d’une époque.

Alors qu’est ce qui a fait, hormis le titre porteur de la publication et les aventures du héros d’Hergé dans l’hebdo, le succès non seulement du journal mais aussi des éditions du Lombard ? Les auteurs bien sûr, la gestion de Raymond Leblanc, les lecteurs et des « patrons » qui se sont succédé à la tête de la rédaction. Tous les détails sont, chronologiquement, dans les 777 pages de La Grande Aventure du Journal Tintin qui vient de sortir. Une bible incontournable.

La martingale Leblanc

André-Paul Duchâteau, rédacteur-en-chef de l’hebdomadaire de 1976 à 1979, parle « de la martingale Leblanc. On avait des pourcentages à respecter à l’intérieur du journal entre action, aventure, humour, éducation. Un vrai casse-tête chinois. J’y ai passé beaucoup de temps, trop parfois ». C’est Tibet avec lequel il a soixante ans d’amitié qui a mis le pied à l’étrier à Duchâteau, romancier, journaliste et ensuite scénariste de Ric Hochet. Il sera également directeur éditorial du Lombard : « J’ai trouvé amusant quand Leblanc m’a proposé le poste d’aller voir ce qui se passait de l’autre côté de la barrière. Je me suis beaucoup amusé à dénicher de nouveaux talents comme Rosinski, boucler le journal très longtemps avant la parution. Ce qui était compliqué pour coller à l’actualité, quatre pages en moyenne par numéro ».

Des auteurs reconnus et célèbres, le journal de Tintin en regorge et bien sûr c’est Le Lombard qui édite les albums. Alix, Michel Vaillant, Blake et Mortimer, Chick Bill, Dan Cooper, Modeste et Pompon avec Franquin en rupture provisoire avec Dupuis, il n’y a que l’embarras du choix ce qui n’empêche pas souvent les jeunes lecteurs d’être des inconditionnels soit de Spirou soit de Tintin. Viendront ensuite Hermann, Dany, Vance, Cosey.

Une planche écrasante en talent, la célèbre scène du Piège Diabolique de Jacobs. Coll part. ®

Des anecdotes sur le journal de Tintin et son expérience à la tête de la rédaction, André-Paul Duchâteau les accumule. « J’ai procédé à des sauvetages souvent anonymes. Jean Van Hamme était très pris et il fallait garder Rosinski qui n’avait plus de scénario pour Thorgal. C’est comme cela que j’ai écrit pour lui Hans repris ensuite par Kas. Je n’ai jamais vraiment connu les tirage du journal, simplement qu’on avait 12000 abonnés environ ». Duchâteau confirme que « dans Tintin on avait une grande liberté. On pouvait créer, découvrir ces pages qui allaient devenir peut-être un album. Aujourd’hui on publie parfois un peu n’importe quoi. J’en reste à la BD que j’ai connue avec un très grand respect pour Franquin. Son dessin s’envolait sous son crayon. Je reste attaché à Franz avec qui j’ai signé Hypérion au Lombard. Mais curieusement je ne suis pas moi-même un amateur extraordinaire de bande dessinée. Je reste avant tout un fan de littérature et de romans policier, fidèle à des maîtres comme Conan Doyle ou Steeman ».

Raymond Leblanc est un entrepreneur qui sent ce qui va marcher. Les studios Belvision seront créés à la fin des années cinquante. Le premier en Europe, Le Lombard fait des dessins animés. C’est un coup de génie de Leblanc qui consolide si besoin était non seulement le Journal de Tintin, qui se vend bien, mais aussi Le Lombard. Au passage l’éditeur s’installe dans l’immeuble à Bruxelles avenue Spaak où est toujours son siège avec un Tintin géant sur le toit, girouette dont l’image a fait le tour du monde et est classée aux Monuments historiques belges.

Reprises et patrimoine

Autre politique éditoriale des éditions du Lombard c’est la reprise de séries mythiques dont les créateurs ont disparu. On pense bien sûr à celle récente de Ric Hochet. « Tibet en avait exprimé le souhait » rappelle André-Paul Duchâteau. « C’est difficile d’émettre un avis sur ce sujet. Une reprise était logique. Avec Tibet qui avait la passion du dessin on a vécu 60 ans d’amitié à faire parfois jusqu’à deux albums par an en collant à l’actualité. Pour le nouveau Ric Hochet je suis bluffé par le travail remarquable de Zidrou, son sens de l’humour et ses trouvailles, ses idées originales qu’on va découvrir dans le prochain album ».

Autre reprise et non moins mythique, celle de Corentin par Christophe Simon. Lui aussi a été un lecteur assidu du journal de Tintin, des albums du Lombard. « Cuvelier a occupé une place particulière dans mon amour de la BD. Je rêvais de dessiner Corentin dont je connais les albums par cœur depuis l’enfance. Je me souviens aussi combien m’avait marqué La Griffe Noire de Martin que possédait mon grand-père ». Christophe Simon revient sur l’école Tintin, ces années quatre-vingt, Thorgal, Bernard Prince, la BD réaliste avec Pratt ou plus dans la fantaisie avec Turk, De Groot, Dupa. « Ils ont forgé ma passion de la BD et Le Lombard a un côté patrimonial pour le 9e art » constate Christophe Simon qui a donné à Corentin un nouveau réalisme académique très peaufiné. « Cuvelier avait un dessin basé sur un soucis permanent de l’observation, des détails. Par rapport à Jacques Martin avec qui j’ai aussi travaillé pour Lefranc ou Orion, Cuvelier a un trait plus naturel, plus vivant et il m’a conquis ». D’ou l’adaptation par Christophe Simon de la nouvelle de Van Hamme, Les Trois perles de Sa-Skya qui a marqué le retour de Corentin, un des pionniers du premier numéro du journal Tintin en 1946.

« J’ai eu toute liberté avec cette reprise de Corentin. Une vraie récréation. Martin, lui, était plus dirigiste pour ses propres reprises, écrasant même ». On peut trouver au premier abord des similitudes entre Alix et Corentin : « Ce sont des personnages qui correspondent aux attentes de lecteurs de l’époque Tintin. Il y a des parallèles entre les deux. Alix a un côté chef scout tout en étant soumis à l’ordre. Corentin est plus Gavroche ». Christophe Simon est conscient qu’une reprise comme son Corentin s’adresse en partie à un public d’initiés. Fini le temps du journal de Tintin où s’échangeait le journal ou les « illustrés » comme on disait dans la cour de récréation. Aujourd’hui les jeunes générations sont rivés à leurs Smartphones constate Christophe Simon. « Si je le peux je continuerais Corentin. Je me suis trouvé avec cette reprise, je me suis lâché. On verra comment cela se passe avec les ayants-droits. Je suis même intéressé par une participation au scénario. Actuellement je travaille sur un one-shot au Lombard signé par Jean Van Hamme, une histoire réaliste et contemporaine qui lui tenait à coeur et qui paraitra en 2018 ». Et de conclure : « Au Lombard on se voit deux fois par an à Bruxelles. C’est une sorte de réunion familiale des auteurs. Ils ont su préserver ce côté magique ».

A la chasse aux talents

Au Lombard on cherche, on recrute, on publie les nouveaux futurs grands de la BD. Gauthier Van Meerbeck, Directeur éditorial du Lombard, fidèle au passé, prépare en permanence le futur. Pas simple car la concurrence est forte même au sein du groupe. Il faut conserver le terrain acquis et conquérir un autre public. Parmi les nouveautés qui font la rentrée du Lombard il y aura Richard Marazano et Guilhem Bec avec Les Trois fantômes de Tesla, une série rétro-moderne en trois albums. Le dessinateur Guilhem Bec a été influencé par Jacobs, référence du projet. « J’avais envie de nouveauté après mon travail en édition jeunesse ou humour, d’ambiance brumeuse, urbaine, de feuilleton. On a monté ensemble ce projet avec Richard Marazano. Tesla est le nom d’un grand inventeur génial des années quarante un peu oublié. Le sujet a été présenté au Lombard il y a trois ans à Angoulême. Ils ont flashé dessus. Un vrai miracle pour nous qui correspond à l’esprit réactif du Lombard ».

Richard Tesla est un personnage séduisant et fascinant. A New-York, en 1942 pendant la seconde guerre mondiale. Tesla et un jeune garçon, Travis, se retrouvent embarqués dans une aventure où technologie et science pourraient changer le monde. Le méchant de l’histoire est un certain Edison. « Ce n’est pas une uchronie mais de la science-fiction sur fond historique. Le cours de l’Histoire ne change pas mais est-ce que tout a été dit ? Je ne connais pas la suite en détails. J’aime les surprises » complète en riant Guilhem Bec. La Guerre des Mondes et Secret de l’Espadon, il y a des repères jamais gratuits dans Les Trois fantômes de Tesla. École ligne claire ou US avec Eisner et Caniff, Guilhem Bec impose son style élancé qui a évolué : « Ma narration se veut la plus fluide possible ».

Guilhem Bec. JLT ®

Guilhem Bec a été un lecteur du Journal de Tintin : « Mon frère (Christophe Bec) était abonné à Spirou, moi à Tintin. On lisait les deux hebdos. Pif aussi. Au début des années quatre-vingt, les auteurs réalistes comme Rosinski, Derib, Cosey étaient mes favoris. Pour l’humour, je citerais des séries comme Robin Dubois ou Clifton. J’ai un peu lâché aujourd’hui. Je ne retrouve pas mes sensations d’ado ce qui est peut-être normal. Je me tiens au courant de l’actualité et je préfère les ouvrages sur l’histoire de la BD ».

La nostalgie est toujours ce qu’elle était. Le Lombard sait la cultiver avec intelligence sans se priver de ces nombreux coups de pouce, et pas de poker, qui font sa réputation assise sur plusieurs générations d’auteurs. Tout est-il parfait dans le meilleur des mondes, soixante-dix ans après les débuts du Lombard et le lancement du Journal de Tintin ? Bien sûr que non, la vie est dure et Le Lombard n’est pas une œuvre de bienfaisance tout en gardant, de l’avis général, un côté très humain dans sa gestion. C’est une entreprise qui, des Schtroumpfs à Ducobu ou Yakari, a un chiffre d’affaires en progression constante, des millions d’albums au compteur et assume ses choix. Mais est-ce vraiment le sujet ? Le rêve et le bonheur apportés par tous ces albums n’ont pas de prix, surtout de nos jours.

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