L’Étranger : Jacques Ferrandez, une passion pour Camus

Jacques Ferrandez a adapté le roman de Camus, L’Étranger, en BD. Camus et Ferrandez, c’est une vieille histoire, celle d’une passion avec, surtout, l’Algérie en toile de fond où sont nés ces deux Pieds-Noirs. Alger, Camus et Ferrandez, une histoire d’amour qui devait mener Ferrandez après son adaptation de la nouvelle de Camus, L’Hôte, à son roman mythique, L’Étranger, que l’on lit de génération en génération. Ferrandez avait rencontré en son temps Charlot, l’éditeur de Camus, qui habitait Pézenas.
Jacques Ferrandez s’expose à Aix-en-Provence à la Cité du Livre. Une scénographie basée sur la lumière et l’ombre, ses planches, ses aquarelles, une mise en scène à la hauteur du travail que Ferrandez a fourni pour l’Étranger, une exposition qui dure jusqu’à la fin du mois. Jacques Ferrandez sera ensuite en juin à la Comédie du Livre à Montpellier dont il est un habitué. A Aix-en-Provence pour les Rencontres du 9e Art, Jacques Ferrandez a parlé de Camus à Ligne Claire. Propos recueillis par Jean-Laurent TRUC.

L’Étranger« J’ai voulu suivre scrupuleusement le roman. » Jacques Ferrandez dans sa mise en images de L’Étranger joue sur ce soleil implacable, ce soleil qui explose dès les premières planches. « Le soleil est un acteur du roman. Il est la cause du drame ce soleil d’Alger. Meursault est accablé par la chaleur. La mer est aussi présente, la plage. J’ai situé l’action à l’époque, au début des années quarante, et dans des lieux contemporains de l’écriture du roman par Camus. » La plage des Sablettes, le quartier Belcourt, le port d’Alger, on le sent, Jacques Ferrandez est heureux, jubile quand son crayon ou ses pinceaux suivent le destin de Meursault, le meurtrier désabusé, au rythme des rues d’Alger.

Pas de gros écueils dans cette adaptation, Jacques Ferrandez le dit : « J’ai plongé dans le roman qui est très visuel. Le texte était à la première personne. Il fallait que je le passe dans une forme plus directe. Mais chez Camus les dialogues ne sont jamais loin. J’ai évacué la voix off, celle du roman difficile à mettre en cases. Dans le deuxième partie du roman, le côté ombre, Meursault est en cellule il parle seul, c’est récitatif. Mais la première phrase et la dernière sont dans l’album ». Il n’y a pas de cassure dans la narration de Ferrandez. Camus dicte, Ferrandez dessine, crée autour du texte, avec le texte un Étranger qui renait. « Hormis les illustrations de Munoz du roman il n’y a pas eu (à part un essai argentin) d’adaptation en BD de Camus », précise Ferrandez.

Ne pas sur-interpréter

L’Étranger
Meursault, indifférent et étranger à ce qui lui arrive

Meursault est un mystère. Il a tout pour être heureux, un bonheur tranquille et sa vie bascule quand il vide le barillet d’un revolver sur un Arabe qui le menace d’un couteau à la plage. Trop simple ce résumé. « La question de la mort a toujours hanté Camus. Le suicide est la seule question qui vaille d’être posée. Camus savait qu’il mourrait jeune. Meursault est détaché, prend de la distance avec ses actes et ceux qui l’entourent. Meursault est un mystère. Il est étranger aux autres et à lui-même. Dans sa cellule il va plus se livrer. Rejeter la religion. Peut-il y avoir une morale sans Dieu ? ».

Ferrandez a une approche encore plus précise des motivations de Meursault : « Meursault est une sorte de rebelle, sans cause. Il incarne le refus et vit heureux jusqu’à ce qu’il frappe à la porte du malheur. Il ne se pose pas de question. Il vit un bonheur solaire. La scène du meurtre est celle qui m’a le plus posée de problèmes. Il fallait échapper à la lecture d’un crime raciste, ne pas sur-interpréter. Est-ce-que l’Arabe n’est pas le double de Meursault ? ».

Jacques Ferrandez, on le sent au ton de sa voix, a travaillé sur le contenu, sur les mots employés par Camus. « Il y a une charge érotique très importante dans les deux pages du meurtre. Meursault ne sait pas ce qu’il cherche vraiment. Il y a trois rencontres au total entre lui et sa victime. La dernière est fatale. Il est aveuglé par le soleil ». Comme dans Les Carnets d’Orient, avec de grandes aquarelles de fond de page dans lesquelles viennent s’incruster les cases, Jacques Ferrandez a apporté son souffle graphique et son style à Camus.

Quelques clins d’œil en prime. « Dans les personnages secondaires j’ai par exemple donné au journaliste qui couvre le procès de Meursault le visage de Sartre. Camus dans le roman parle d’un journaliste à grosses lunette rondes au visage de belette engraissée. Mais Camus ne connaissait pas Sartre à cette époque. Pour le procureur j’ai pris le visage de Jean-Jacques Brochier qui plus tard avait démoli Camus dans un bouquin ».

Tout condamné à mort aura la tête tranchée

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La plage, le soleil et la mort

Denier détail, Jacques Ferrandez s’est amusé à inclure des images de Fernandel dans le Schpountz, un film que vont voir Meursault et sa copine. « Dans le roman Camus ne nomme pas le film. Et le lien avec la phrase tout condamné à mort aura la tête tranchée est parfaite. C’est celle que Fernandel dans le film prononce de différentes façons pour ses essais ». Adapté un roman comme L’Étranger demande une méthode, un choix de travail. « J’ai pris le texte du roman dans un fichier Word. C’est plus rapide pour travailler, mettre en forme le texte de l’album. J’ai conservé la chronologie pour qu’on suive ce qui arrive à Meursault. J’ai soumis le synopsis, puis un story-board sur les quarante premières pages à Catherine Camus et à mon éditeur. Pas de problèmes. Et j’ai continué ». Ferrandez, Camus, L’Étranger, une rencontre, mieux une complicité.

Après Camus, des histoires de terroirs

L’album a toute la charge émotionnelle de Camus et celle de Ferrandez qui va changer d’horizon pour la suite de ses projets. « Avec le chef Yves Camdeborde nous allons faire une BD reportage sur des histoires de terroir. Les vins nature, la truffe, le piment d’Espelette,le jambon de Bayonne. Je vais le suivre sur douze mois au fil des saisons. La cuisine avec le respect des produits, ce sera le fil rouge de ce projet. L’existentialisme épicurien. Un autre monde ».

L’Étranger, Gallimard, 22€

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