Qui ne connait le suaire, ce large tissu conservé à Turin censé être une image du corps du Christ après la crucifixion ? Eric Liberge, Gérard Mordillat et Eric Prieur en ont fait une trilogie depuis sa « découverte » au Moyen Age, sa photographie ensuite au XIXe siècle pour le tome 2 qui vient de sortir chez Futuropolis, et enfin pour le 3 un film tourné de nos jours. Dans chaque titre une femme en fil rouge. Le Suaire est-il un faux ? Pour Ligne claire Liberge et Mordillat étaient revenus sur la conception de leur trilogie, sur le suaire lui-même, sur l’Histoire du catholicisme. A l’occasion de la sortie du tome 2 dont la chronique va paraître, voici l’interview des auteurs qui ne manient pas la langue de bois sur ce sujet mystique et mythique. Propos recueillis par Jean-Laurent TRUC.
Eric Liberge, Gérard Mordillat, comment vous êtes-vous retrouvé ensemble dans cette aventure du Suaire ?
Eric Liberge : C’est l’éditeur Claude Gendrot de Futuropolis qui nous a mis en relation. On m’a présenté le projet comme étant dans mes cordes mais je ne connaissais par Gérard Mordillat et Jérôme Prieur, les scénaristes, si ce n’est pas leur travail. J’avais vu le film qu’ils avaient fait sur Antonin Artaud. Mais le sujet sur le suaire qui partait du Moyen Âge, puis passait au XIXe siècle et enfin à l’époque moderne ne pouvait que m’intéresser. C’était déjà dans les thèmes que je traite en BD.
Gérard Mordillat : Pas du tout. C’est un objet qui a une histoire connue. Quand on le présente au Moyen Age, deux évêques du lieu écrivent des lettres outragées pour faire arrêter cette manifestation. Ils crient à la superstition, à l’idolâtrie, sauf que celui qui montre le suaire est le neveu du Pape en Avignon. Comme il n’est pas à l’aise sur le sujet, le Pape trouve une astuce formidable pour autoriser qu’on le présente désormais. Il fait placarder sur les églises une lettre en latin disant que le suaire est une véritable icône. La différence en latin entre une image véritable et une véritable image est difficile à saisir pour des paysans. Le suaire a été fabriqué comme toutes les soi-disant reliques faites après la grande peste pour conjurer ce malheur qui a tué un tiers de la population européenne. On se tourne vers ce qu’on peut.
E. L. : Tous les saints sont aussi concernés par ces fausses reliques.
Le prêtre, dans votre album, à l’origine du suaire donne impression qu’il a prémédité l’opération en ramenant un linge de Jérusalem. C’est une opération marketing et il a trouvé le bon filon ?
G. M. : Oui, le prêtre le fait pour financer la construction de son abbatiale. C’est toujours une question d’argent. Ce qui nous a plu c’est de voir avec le suaire la prémonition du cinéma. Une bande de tissu pliée avec un bâton central, on fait rentrer les croyants qui ont payé. On hisse doucement le suaire éclairé par les bougies, on chante, on prie et c’est fini. Aux suivants. C’est exactement ce qui se fait à Turin aujourd’hui.
E. L. : A l’origine c’était un projet de film. La séquence Moyen Age, le tome un était rédigée. Le deux aussi. Donc pour moi c’était une autoroute, avec dialogues, contexte, tout y était. Se mettre au travail sur le premier tome a été assez facile. Cela faisait partie de mon imaginaire.
G. M. : Pour le film, Hachette a eu peur du budget nécessaire. Mais l’idée demeure.
Le scénario est très découpé pour des débuts de scénaristes ?
E. L. : Très précis. Un scénario de BD n’est pas vraiment différent du cinéma. Il a fallu que je le découpe par contre en pages. On est parti sur 60.
Trois tomes sont prêts ?
G. M. : Oui. Ce qui nous intéressait c’est d’avoir le suaire peint en France au XIVe siècle, photographié au XIXe en Italie et en faire un film au XXIe siècle. Une façon de signer un film ou une BD sur la peinture, la photographie et le cinéma. Cette histoire devait se raconter à travers des siècles en continu. L’héroïne est Lucie, puis Lucia, et Lucy enfin. Elle est vierge au XIVe, perd sa virginité au XIXe et est cinéaste enceinte de nos jours. Idem pour son cousin évêque au Moyen Âge, député au XIXe et acteur qui joue Jésus dans son film. On a un autre personnage qui évolue ainsi. On raconte aussi l’histoire de Jésus avec l’accouchement au XXIe dans le désert.
E. L. : Elle permet aussi de parler des artefacts fabriqués pour diriger les hommes. Des objets religieux qui n’en sont pas et peuvent servir aux fondamentalismes.
On peut rapprocher le suaire à Lourdes, aux apparitions ?
G. M. : Oui bien sûr. Vous citez Lourdes mais les miracles aussi. Dans la Dolce Vita il y a une scène où on voit la Vierge et où tout le monde court dans tous les sens, la voit partout. Le Golgotha que l’on visite aujourd’hui c’est la mère de l’empereur Constantin qui arrive à Jérusalem pour trouver les lieux saints et demande où il est. Pas de réponses des habitants, quand l’évêque qui l’accompagne tombe en extase et dit c’est là. Et tout le monde dit c’est là.
On en apprend beaucoup avec vous.
G. M. : Il y en a eu un autre Golgotha trouvé par un Anglais mais en fait on n’en sait rien. Jésus qui est exécuté comme criminel qui a commis le pire crime, vouloir être le roi des Juifs alors qu’il n’y a que César qui peut être roi, meurt sur la croix. Il y a de fortes chances pour que le corps soit jeté à la fosse commune. C’est de la littérature tout ça mais c’est intéressant car le suaire de Turin, ceux qui le défendent, sont dans le cadre du catholicisme et non du judaïsme. Si Jésus est juif il a été inhumé selon la tradition juive. Sûrement pas comme le montre le suaire avec les mains posées sur le pubis, impureté majeure. Et deuxièmement, s’il y a eu des linges souillés on ne les a pas gardés. Dans le judaïsme c’est impossible.
E. L. : Sur la théorie du suaire je suis convaincu mais dans le tome 3 j’aimerai pousser la réflexion plus loin. Il a été fabriqué par des hommes mais il y a le sacré qui nous dépasse. Sur le pouvoir de domination que peuvent exercer certaines reliques il y a beaucoup à dire.
G. M. : On voit dans le tome un les flagellants qui pensent qu’il faut se mortifier. Ils existent toujours dans plusieurs religions.
Vous faites une démonstration historique à laquelle s’ajoute le romanesque, l’amour entre la none et l’évêque. Il va y avoir un incendie aussi ?
G. M. : Oui, mais on a sauvé le suaire transféré à Chambéry puis vendu à la Maison de Savoie et il arrive à Turin.
Vous avec donné à votre dessin une vision cinématographique. Sur quel format travaillez-vous ?
E. L. : Sur format raisin, 50 par 65 cm. On va voir pour une exposition. Pour le style graphique on a été tenté par la couleur mais le noir et blanc s’est imposé, pour la violence et la neige entre autres. Je me suis déterminé pour les cadrages en sachant que les scénaristes étaient réalisateurs de cinéma, je me suis dit, allons y.
E. L. : Oui parce qu’en BD il y a des modes dont celle des romans graphiques au dessin relâché, esquissé. Mais la mode se démode. Je ne peux pas considérer mon travail que par une expression totale dans l’image. On peut aller très loin. On ne peut pas suggérer que par des gribouillis.
Le début très ambigu du tome 1, on est à Jérusalem avec un crucifié sans larrons, une inscription sur la croix que l’on ne voit pas, on aura quand la réponse ?
G. M. : Dans le tome 3 (rires). Ce n’est pas le traditionnel INRI l’inscription sur la croix. Il y a deux points qui permettent de penser que le récit évangélique touche à l’histoire. L’inscription Roi des Juifs sur la croix citée par Marc dans son évangile, la plus ancienne, c’est forcément une désignation qui vient de l’extérieur. Les Juifs ne s’appellent pas Juifs mais Israël. C’est le vrai titre d’accusation. La formule de Saint Jean, Jésus le nazaréen roi des Juifs, c’est très complexe et plus tardif. Le fait même de la crucifixion, pour ceux qui vont créer le christianisme c’était un embarras d’avoir comme seigneur un homme sacrifié de la façon la plus ignominieuse et contre l’Empire. Oui, Jésus pour moi a été crucifié et le titre de Marc vraisemblable. Le reste c’est beaucoup de littérature.
E. L. : Quand j’en parle j’essaye de faire la différence entre le sacré dont on n’a pas d’idées et le monde des hommes. Là on est dans le monde des hommes.
G. M. : Les sources historiques sont précises dans cette BD. Comme le cérémonial des bûchers qu’on a retrouvé dans un texte du XVe siècle. Les pontes de l’église qui défilent, des baraques de vendeurs, j’ai essayé de rendre cette ambiance.
Vous êtes sur le second tome ?
E. L. : Oui la moitié est faite et le tome 2 sort en septembre. Je travaille aussi pour Les Arènes sur un roman de Gérard, un roman graphique, mais bien dessiné et en couleur.
Parlons un peu de la BD et du Louvre où Fabrice Douar vous êtes responsable éditorial ?
Fabrice Douar : Notre premier titre a paru en 2005 en coédition avec Futuropolis. C’était l’album de De Crécy. L’idée est de donner tous les ans une carte blanche à un auteur de BD. A condition seulement qu’il s’inspire d’une salle, d’un objet, du public, de l’histoire du Louvre et qu’il en fasse un scénario. Depuis deux ans on a lancé une collection jeunesse avec Delcourt dont Le Cheval qui ne voulait plus être une œuvre d’art.
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