Interview : Dominique Grange, Jacques Tardi avec une Élise « engagée à perpétuité »

Élise et les nouveaux partisans, c’est le journal de marche d’une engagée à perpétuité. Dominique Grange et Jacques Tardi ont unis leur talent, leurs convictions pour raconter l’histoire d’Élise et des nouveaux partisans. Élise, c’est le témoignage puissant de Dominique car c’est elle dont on parle et dont elle nous parle dans l’interview donné à ligneclaire.info en compagnie de Jacques Tardi qui a dessiné l’ouvrage. Elle remet avec conviction, honnêteté les pendules l’heure sur une époque dont la colère sociale a fait tâche d’huile encore aujourd’hui. Et Jacques Tardi revient sur son travail, la BD en général et ses projets dont une certaine Adèle. Propos recueillis par Jean-Laurent TRUC. Lire aussi l’article paru dans le dernier numéro de Zoo.

Dominique Grange et Jacques Tardi
Dominique Grange et Jacques Tardi. Habib Charaf ©

Pourquoi parler aussi tard de votre parcours de militante, Dominique Grange avec Élise ?

Dominique Grange : Je crois que je n’avais pas atteint un niveau de réflexion suffisant. En vieillissant, je me suis dit qu’il ne fallait pas que tout ça reste caché, Mai 68 reste pour beaucoup une espèce de période seulement agitée. Car comme vous avez dû le voir dans l’album c’est en fait vraiment plus. C’est mon engagement, pas plus particulier que celui d’autres, mais le fait que sur cette période il y a finalement peu de témoignages de militants de base. Il y a des livres, avec des métaphores. Moi je raconte un parcours de façon chronologique avec toutes les formes d’engagement.

Élise et les nouveaux partisans

C’est un témoignage, vous le dites, sur une époque mal connue, pas pour nos générations qui l’ont vécues, mais pour celles d’aujourd’hui ?

D.G : Tout à fait parce que je suis sidérée de l’apolitisme, de la confusion des genres. On le voit avec les manifestations les plus en vue ces dernières années. Les Gilets jaunes, les antivax, beaucoup l’on dit, on ne sait plus où on en est, pourquoi ils manifestent. On sait qu’il y a une sorte de colère collective qu’il n’y a plus de cible. Pour moi la cible essentielle est la lutte des classes. Cela n’a pas changé, la domination, l’oppression, l’exploitation continue sous des formes différentes et même si le paysage ouvrier a évolué en France, je pense que l’axe c’est ça.

Élise et les nouveaux partisans Est-ce que vous ne pensez pas qu’il y a une forte dépolitisation par rapport à votre époque où on avait des engagements plus structurés, avec une action précise, des liens qui permettait de faire plus de choses qu’aujourd’hui ? Plus de détermination ?

D.G : Sans aucun doute car il y avait une vision collective des choses. De nos jours il y a un égocentrisme renforcé par les réseaux sociaux qui prend une dimension hallucinante. Chacun est derrière son écran, donne son avis, se mêle souvent de façon anonyme de choses qu’il ne connait pas. Il n’y a plus de points de convergence suffisants et c’est catastrophique.

On reviendra sur ce qu’il faut, ou faudrait faire, pour changer les choses. Pourquoi avoir démarré justement l’album avec la guerre d’Algérie qui a été pour vous, semble-t-il, le point de départ de votre engagement ?

D.G : En tout cas de ma prise de conscience. Je ne suis pas encore engagé, je suis au lycée, sous le regard des parents. Je commence à me forger mes idées avec mon prof de philo qui compte beaucoup et qui a vraiment existé. Elle avait un charisme extraordinaire et était communiste. Soudain elle a parlé de choses dont on ne parlait pas chez moi. C’était très important pour une fille de 16 ans puis je me suis mis à distribuer des tracts avec une copine. Mais ce n’était pas encore un engagement au sein d’un groupe.

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Mais c’est le départ d’un engagement qui va monter en puissance. On voit en 1968, puis le militantisme, la clandestinité. Vous saviez ce que vous risquiez car on ne vous a pas loupé. Vous aviez conscience de votre courage ?

D.G : Non, je n’ai jamais pensé que j’avais eu du courage. Vraiment. C’est la première fois que j’entends ce mot qualifier mon action à cette période. Elle a été difficile car c’est très dur d’être clandestin en temps de paix. Bien que nous parlions d’occupation, métaphore de la résistance. Nouveaux partisans, nouveaux fascismes, mais je n’avais pas conscience d’un quelconque courage. Je me demandais combien de temps cela allait durer et si je me faisais arrêter quelles seraient les conséquences car on me recherchait pour des faits précis.

Jacques Tardi : Il y a aussi la rupture en 68 avec le show-biz, d’un coup arrêter un début de carrière prometteur.

Élise et les nouveaux partisans Vous avez été effectivement une jeune vedette de la chanson avec Béart qui vous chaperonne. Vous prenez conscience que vous êtes dans un monde qui ne vous correspond pas ?

D.G : Absolument. Entre 1962 et 68 je mène ma carrière, je fais du théâtre, de la TV, je chante. Et soudain c’est un effondrement de ces valeurs un peu superficielles de réussite, d’ambition. Je n’étais pas très ambitieuse, je menais ma vie gentiment. D’un coup en 68, ce tsunami arrive, je n’ai pas de chansons qui correspondent mais je veux chanter pour me mettre au service des gens en lutte. C’est ce que Leny Escudero va faire, être le fusible de la prise de conscience de nombreux artistes. Ce sera irréversible.

C’est un scénario très écrit Dominique que vous signez ?

D.G : J’ai fait un plan chronologique pour ne rien oublier. De voir ce que je voulais montrer ou pas, mettre en scène. Je l’ai écrit au fur et à mesure de la construction graphique. J’écrivais tous les jours. Jacques me disait « oui ça, on va pouvoir le montrer, il faut commencer à travailler la documentation, où la trouver. Son rôle devenait primordial ».

Alors Jacques, on en vient à vous car vous être le maitre d’œuvre dessinateur. Dites-moi comment vous avez travaillé. Vous êtes toujours précis dans votre œuvre, avez-vous aussi parfois élagué ?

J.T : Comme pour Stalag, ou autre. C’est pareil. Pendant très longtemps j’ai dit à Dominique de raconter cette histoire, l’immeuble, l’explosion, l’évacuation. Il a fallu que cela murisse. Donc les choses se sont passées très simplement. Dans un premier temps le récit par séquence, comment je vais le raconter. Des repérages comme sur un Burma. Je vais sur place, la documentation sur les fourgons de CRS, les uniformes etc. Pourquoi raconter cette histoire-là ? Parce que d’abord cela me touche directement et je n’avoue ne pas avoir d’intérêt pour raconter des histoires de cow-boys ou autre. Sans rien renier. Je préfère qu’il y ait de la chair et ne partir que de personnes que j’ai connues comme mon père qui m’a raconté sa captivité. Des allers et venues entre le héros et moi en utilisant cette technique propre à la BD, dessins textes avec l’équilibre à trouver entre les deux. On a beaucoup parlé de ça avec Dominique en faisant l’album.

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Cela n’a pas été trop compliqué ?

D.G : Quelques fois j’écrivais trop. Il me disait « laisse la place à l’image. Si tu me décris en détail l’endroit où tu arrives dans le texte, je n’ai rien à montrer ». Je me suis retenu ou alors il fallait écrire un bouquin.

Cela aurait pu être une option

D.G : Oui cela aurait pu.

J.T : Après une séquence d’explication qui passe par le texte, on ne peut pas avoir trop de planches avec encore des textes. Il faut aérer. On peut se servir d’un trajet pour expliquer mais pas avoir de séquences complètes. Il y a de l’action, il faut que tout se mêle avec une unité dans la narration et une fluidité. C’était ma préoccupation qu’il n’y ait pas d’asphyxie du récit avec trop de textes.

On suit parfaitement action et personnage. Je ne vais pas vous appeler héroïne au sens BD du terme mais on se prend d’intérêt pour vous, Dominique. Que va-t-il se passer ? Nous on se souvient bien de la mort de Pierre Overney, Septembre Noir. Comment aujourd’hui le poids de ce passé peut-il peser sur le présent ?

D.G : Je ne sais pas, mais c’est très important de ne pas effacer les traces de ce qui a été vécu. Même si ce n’est pas extraordinaire. Cette période de combat a fait avancer les idées notamment sur les discriminations, les conditions de vie imposées aux immigrés, le racisme. Cela a amené aux évidences d’aujourd’hui, on avait toujours su tout ça. Quand je suis allé pour la première fois après la guerre d’Algérie au bidon ville de Nanterre, cette odeur qui imprégnait les baraques, l’humidité, je l’ai encore dans les narines. Les gens vivaient dans l’eau. Aujourd’hui on a les tentes de migrants aux portes de Paris. Au fond, on continue à tolérer que des gens vivent dans des conditions pareilles. Voilà pourquoi ces idées en les poussant, elles arrivent jusqu’à nous aujourd’hui et ce n‘est pas possible qu’on ait une jeunesse indifférente à ça. Tout est fait quand même pour le planquer.

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Vous croyez, ou est-ce que la jeunesse n’est pas déconnectée de la politique contrairement à nos générations qui s’opposaient au moins à ses parents, revendiquait ?

J.T : La BD qui est censée être un moyen d’expression apprécié par les jeunes, il est nécessaire de l’utiliser pour raconter ce genre d’histoire. Moi je préfère maintenant, je n’ai pas toujours dit ça, me baser sur des faits réels que des histoires inventées. Je n’ai jamais eu de longues conversations avec Buffalo Bill que je n’ai jamais connu. Là j’ai le personnage sous la main avec tout ce qu’il y a autour. Des conversations hors sujet qui apportent un éclairage sur le personnage. On n’a pas tout dit.

Vous avez pourtant dit des choses très importantes dans Élise.

D.G : On a balayé une large période. J’insiste aussi sur mon idée d’en finir avec cette vision de mai 68 superficielle, rigolote, dérisoire de ce mouvement. Toutes les années soixante-dix jusqu’à l’arrivée de la gauche en 81, ce sont des années d’agitation intense en France ou en Europe comme en Italie. Les Brigades Rouges, tout est basé sur des mouvements sociaux, d’usines. Restituer ce cadre-là était important, se souvenir que Mai 68 a été le plus grand mouvement social de tous les temps, 10 millions de travailleurs en grève. Garder cette vision réaliste de ce mouvement est vital. Ce sont les traces que je voudrais laisser avec cet album. C’était jubilatoire de militer dans ce contexte car on visait de vraies cibles, le pouvoir et il fallait que nos colères puissent s’exprimer. Un camarade disait qu’il fallait qu’on soit une sorte d’ORTF de la contestation. Ça dit tout, l’ORTF a été interdite, le haut-parleur officiel pour que le plus grand nombre entende.

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Pourquoi 68 ça a finalement capoté et tout le monde est parti en vacances ?

D.G : Il faut parler des bureaucraties syndicales, pas des syndiqués. Les appareils ne voulaient pas d’une révolution. Ils ont cassé les luttes. On était dans les usines et on l’a vu ce déchirement de reprendre le travail sans rien gagner. Mêmes conditions, cadences, chefs, une trahison. Il y a eu dans l’histoire d’autres luttes cassées par des organisations qui devaient représenter le peuple.

Vous évoquez le maoïsme dans la postface, ce qu’il a pu vous apporter puis ce dont vous avez pris conscience. Vous êtes très honnête dans votre discours. La réalité est là.

D.G : Je ne voulais pas faire un grand discours et il fallait le dire en dehors de l’histoire. A l’époque on ne savait rien. Cela n’a pas troublé notre pratique. Quand on a su, le maoïsme n’existait plus. On n’avait plus de repères, on a perdu les contacts. La réflexion sur la Chine de Mao a été nourrie ensuite par l’information.

Vous étiez parti, Jacques, sur une pagination précise, une vue d’ensemble ? Combien de temps pour faire Élise ?

J.T : On avait décidé d’arrêter quand c’était fini, sans souci de pagination et il nous fallut deux ans et demi. Que dire ? Est-ce que cette histoire peut servir d’exemple à des jeunes mais on ne l’a pas fait dans ce but. Le lecteur moyen de BD, c’est beaucoup d’inculture. Il n’a jamais entendu parler de 68, confond première et seconde guerre mondiale. On est maintenant dans une culture manga, cow-boys. Moi en 68 je n’étais pas militant, j’étais au quartier Latin mais pas dans une organisation. J’ai essayé de faire remonter ces images, fugitives. J’étais aux Arts-Décos mais je n’étais pas dans les mêmes dispositions que Dominique.

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Est-ce que les Français ont la mémoire courte ? Dans un présent qui ne tient pas compte des leçons du passé ?

D.G : 68 n’a pas duré longtemps, le temps de la commune, un mois et demi. Cela n’a pas été non plus dramatique. On est très proche familialement par exemple du Chili. Les Chiliens exilés en France sont tous les ans devant l’ambassade pour célébrer la mémoire d’Allende car ça a été vraiment dramatique. Mai 68 est passé comme un mouvement idéologique de contestation des idées. Cela n’a pas eu la dimension que cela aurait dû avoir. Le mouvement ouvrier a dit des choses pas entendues sur l’aliénation par le travail. On est passé à côté d’une photo précise de la condition ouvrière. Après il y aura les délocalisations, le chômage.

J.T : En même temps tu es établie. Ce qui est intéressant dans l’histoire d’Élise est qu’elle a un parcours exemplaire entre guillemets. Le trajet est légitime.

D.G : J’écrivais parfois des choses qui sortaient du cadre et Jacques me disait qu’on ne pouvait pas perdre Élise. Tout le temps je suis présente à l’image et je ne souris pas beaucoup (rires).

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Pour revenir à aujourd’hui, comment vous compareriez la situation, pire, différente ?

D.G : C’est pire car tout est renforcé par les conditions climatiques et les pouvoirs y sont indifférents. Je lisais que les forages pétroliers aggravent la crise. L’indifférence à l’égard de la détérioration de la planète, des conditions de vie animale, on est touché par ces combats et il n’y a que les jeunes qui peuvent les conduire.

J.T : Ils s’en moquent pour la plupart. Ils sont devant des écrans. On peut être pessimiste.

Vous dites que vous être une engagé à perpétuité.

D.G : Je n’ai pas le choix. C’est ce qui me donne envie de vivre et aller plus loin. J’ai écrit une chanson sur l’élevage intensif, la cruauté à l’égard des animaux. C’est un des bénéfices quand même des réseaux sociaux de pouvoir voir ces horreurs inacceptables.

Élise et les nouveaux partisans

Pourquoi le prénom d’Élise ?

D.G : Dans un coin de ma tête j’ai gardé l’Élise du livre Élise ou la vraie vie de Claire Etcherelli qui va s’engager en usine. C’est un petit hommage.

Votre association avec Jacques donne une œuvre atypique. D’émotion, de force et d’honnêteté.

J.T : Explosive sans esthétisme. Il fallait faire passer une sorte de rage.

D.G : Autant qu’on a pu.

Jacques un autre projet en train ou que voudriez-vous faire ?

J.T : Il y a quatorze ans je terminais le tome 9 d’Adèle. J’avais dit que j’en ferai dix. C’est tout. J’en ai dessiné quatorze planches et puis ça m’a ennuyé. Je suis passé à Stalag. Je suis bien embêté parce que j’ai retrouvé et relu ces planches où il est question d’une épidémie, de personnages contaminés avec des tentacules qui leurs sortent des oreilles. Il y en a un qui dit qu’il faut trouver la formule du vaccin et on deviendra riche. Donc cette espèce de coïncidence me gêne énormément car on risque de penser que c’est de l’opportunisme. Je suis un peu coincé et ne sais pas comment manœuvrer, garder ces planches et finir cet album.

Élise et les nouveaux partisans, Delcourt, 24,95 €

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