Adapter le roman en grande partie biographique de Sorj Chalandon, reporter de guerre, était un défi, une gageure car Profession du père est le paroxysme des délires d’un mythomane dangereux. Sébastien Gnaedig s’est attaqué, le mot est nécessaire, à la tâche. Le résultat aussi bien sur le plan graphique qu’éditorial est à la fois bouleversant et perturbant. On ne peut rester indifférent à cette collusion père-mère qui nie une réalité dont la folie pure n’est pas absente mais destructrice pour un fils qui finira par lui-aussi devenir un dangereux manipulateur. Une plongée dans un enfer au quotidien fait de mots, de non-dits, de mensonges, le tout dans un contexte politique et historique où la paranoïa avait aussi sa place.
Quand on lui demande dans la traditionnelle fiche à l’école la profession de son père, en 1959, Émile ne sait pas. Agent secret, fonctionnaire, ce sera sans profession. Le père d’Émile, André, a vécu vingt vies, ami et découvreur des Compagnons de la chanson selon lui, il force sa femme à dormir sur le palier parce qu’elle est allée les voir chanter. Émile est battu par son père qui avec un luxe de détails évoque son passé. On est pendant la guerre d’Algérie, le putsch des généraux peut renverser la République. André est anti-gaulliste, un membre de l’OAS et en contact avec Salan. Il commence à impliquer son fils dans ses délires, ce qui donne à Émile enfin l’impression d’exister pour son père. Émile rejoint « le camp de la France ». Le délire devient de plus en plus précis. Le parrain d’Émile serait un officier américain manchot. Émile tague le mot OAS sur les murs. Insultes, coups, il suit dans ses aventures improbables un père qui est ceinture noire de judo et affronte les barbouzes de De Gaulle. Faux et usages de faux, rien ne l’a jamais arrêté Émile. Pas même de revendiquer d’avoir écrit Vers une armée de métier.
Le trait est simple, en noir et blanc. Il marque d’autant plus la déshérence d’un homme dont le fils ne saura pas la vérité ni humaine, ni physique, ni morale. Quand il prend en main son fils c’est pour en faire une autre lui-même, l’enfermer dans son univers où tout va finir par se télescoper. Émile est un coucou aux yeux de ses parents. On progresse de page en case, parfois avec difficulté tant la tension est grande. Une adaptation de Sébastien Gnaedig sans faille et qui restitue toute la justesse de ton de Chalandon pour ce parcours très personnel de folie en famille.
Profession du père, Futuropolis, 26 €
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