Joann Sfar et Christophe Blain ont relevé le défi. Signer à deux mains un épisode inédit du Lieutenant Bluberry avait, pour le commun des mortels, au moins un côté iconoclaste, au plus l’aspect d’un parricide dont la victime aurait pu être, bien sûr, Jean Giraud. Et bien non, désolé, au contraire, car le résultat est à la hauteur des ambitions des deux auteurs, créateurs talentueux, parmi la petite poignée de ceux qui ont fait, font et feront la BD contemporaine. Il fallait bien, cependant, que Joann Sfar, dans le cadre d’un article écrit pour le magazine ZOO, évoque, si ce n’est explique comment l’aventure a pris forme. C’est fait. Sfar, dans une superbe interview (une des premières sur le sujet) à ligneclaire.info, s’est laissé non pas aller mais, en pesant ses mots comme il sait le faire, s’est livré en toute liberté. Voici l’intégralité de ses confidences. L’album sort le 22 novembre chez Dargaud. Propos recueillis par Jean-Laurent TRUC.
Joann Sfar, comment en êtes-vous arrivé à écrire un Blueberry ?
Il y a déjà longtemps que le projet était en marche. On a eu, tous les deux, avec Christophe Blain, un rapport très particulier à Jean Giraud. Il a été un maître pour nous à des moments divers de nos vies. Giraud a été un peu le parrain du Chat du Rabbin dont il a fait une des préfaces. Lors d’une visite à son atelier, il avait proposé à Christophe de dessiner un Blueberry que lui aurait écrit. Ce projet n’a jamais abouti. Parallèlement, moi qui avait une passion pour Pratt, j’avais travaillé sur un projet de Corto Maltese. Qui ne s’est jamais fait. Il y avait une porte ouverte pour que nous fassions ensemble quelque chose sur une icône de la BD. C’est Dargaud qui nous a contacté en la personne de Philippe Ostermann. Il nous a proposé de réfléchir à ce qu’on aurait à dire sur Blueberry.
Pas évident comme challenge.
C’était délicat pour de multiples raisons. La première c’est que Jean Giraud venait de disparaitre. La seconde, à tort ou à raison, c’est que Blueberry passe pour la grande BD réaliste. Je dis à tort ou à raison, parce que je fais partie des gens qui pensent que réaliste ne veut rien dire. Blueberry se trouve dans un lieu névralgique pour tous les amoureux de BD.
Névralgique, mais encore ?
Cela veut dire qu’énormément de dessinateurs dessinent parce qu’il y a eu Blueberry. En tout cas, ils se confrontent avec le réel, se disent réalistes. Giraud disait « on essaye de faire pareil que l’appareil photo, mais nous, notre chance c’est que contrairement à l’appareil photo, on n’y arrive pas ». Derrière le dessin de Blueberry, il y a une quête de l’impossible à atteindre par le dessin. Pour cette raison, la pression était vraiment sur les épaules de Christophe Blain dans ce projet.
Quand Timothée Ostermann vous propose ce défi et cette aventure, comment appréhendez-vous le bébé ?
Pour ma part de façon très légère. J’avais longtemps travaillé sur le projet Corto qui était sacré. Face à Pratt, je tremble des pieds à la tête. Jean-Michel Charlier est tout aussi important dans mon Panthéon. Quand je lis du Charlier, cela me rappelle Dumas, Féval, les grands feuilletonistes. Accepter d’écrire un Blueberry, c’est juste une grande joie. Je devais me heurter à un récit qui ait toutes les apparences du classicisme. Pour Christophe, la tache semblait herculéenne. Qui peut se permettre de dessiner un personnage que Giraud a dessiné ? Pour moi, un des rares à pouvoir le faire, c’était bien Christophe. Il ne s’agit pas de copier Giraud mais avoir avec une exigence semblable. Je ne sais pas ce qu’est le réalisme mais je sais que c’est après ça qu’il court.
Ça été beaucoup plus compliqué que ça. Les ayants-droits nous ont laissé une grande liberté. Je me suis mis à écrire comme je le fais d’habitude. J’ai souvent écrit pour Christophe, on a travaillé ensemble. Je pensais que ce serait comme mes autres BD. J’ai livré à Christophe la totalité du premier album. Il l’a lu. Il me l’a rendu en me disant que cela n’allait pas du tout, que c’était du Joan Sfar semblables à mes BD habituelles. Ce n’était pas ce qu’il fallait faire pour Blueberry. Cela devait être plus classique, plus iconique. J’ai tout réécrit. Je lui ai ramené le scénario. Il m’a dit « c’est mieux mais écrit moi aussi le deuxième album puisque on est sur un diptyque ». Je l’ai fait. Il a pris le tout et il m’a dit, « autorise-moi à changer tout ce que je veux ». J’ai eu l’impression que j’avais écrit une sorte de roman russe ou un récit de samouraï. Lui l’a repris pour y ajouter tout ce qui lui semblait important dans un western.
C’est-à-dire ?
Moi j’ai amené les personnages, les situations, la dramaturgie. Il les a repris pour développer les scènes de façon western. Il a développé le tout et des choses qui chez moi n’y étaient pas, le jeu de piste, la poursuite des Indiens entre autres. J’ai l’impression d’avoir apporté une dramaturgie presque théâtrale que lui a rendu plus cinématographique.
Cinématographique, c’est effectivement un des points importants de l’album. D’une part des grandes scènes western, les plans, d’autre part les visages, des acteurs parfois pour modèles ?
Ce sont vraiment des choix de Christophe, une façon de chanter avec l’histoire de Blueberry. Giraud a fait évoluer Blueberry avec l’histoire du western. Il est passé de John Ford à Leone, tous les courants cinématographiques ont influencé Giraud. Christophe a voulu, je crois, rendre compte de ça. Jusqu’à inviter effectivement des acteurs plus ou moins célèbres pour les personnages secondaires. Il y a un aspect très important qui est : qu’est-ce qu’on fait de ce qu’il se passe dans le genre western ou politiquement dans notre monde ? Le machisme, l’homme debout une arme à la main. On est face à tous les westerns qui arrivent maintenant, un peu essoufflés mais aussi passionnants. Je ne peux pas ne pas voir que c’est un genre qui perdu son oxygène malgré les qualités des réalisateurs.
Il n’y a pas un renouveau du genre en BD ou au cinéma ?
Bien sûr que si. Mais pas au sens populaire. Chacun a ses goûts mais le western est devenu un genre presque expérimental où le grand public ne va plus. C’est peut-être aussi que dans l’album un des personnages s’appelle Amertume. Le deuil est omniprésent dans ces deux albums. Il y a la joie de retrouver nos plaisirs d’enfants dans le western. J’espère qu’on sent le deuil et les interrogations d’un homme debout. C’est d’autant plus flagrant que c’est un western militaire. Blueberry est un gradé qui n’est pas le chef. Ses rapports avec les hommes du rang ou son supérieur sont au centre du récit. Si son métier c’est soldat, ce doit être le sujet du récit.
Vous avec mis en scène dans cette aventure un fabricant d’automate qui a le visage de Charles Denner, un acteur favori de Truffaut. Pourquoi ?
Vous verrez mieux dans le deuxième album mais dans tous mes récits le sacré est présent. Il nous raconte une histoire. Il y a le dogmatique, le méchant en quelque sorte, et celui qui raconte des histoires, pas obligatoirement le gentil mais celui qui nous rend du souffle. Dans ce récit en deux parties, il y a un pasteur assez abominable et ce montreur de marionnettes qui ment en apportant du rêve. A aucun moment il ne fait autre chose que de distraire. C’est Arlequin, le Théâtre. Je souffre beaucoup en ce moment de tous ces artistes qui se prennent pour des justiciers. Or pour moi l’artiste qui oublie qu’il est un Arlequin est un traître. L’artiste qui se prend pour un tribun, un politique, c’est un traître. Le vrai artiste, c’est Arlequin, celui qui fait semblant de s’en foutre.
Le pasteur est celui qui rejoint le sacré.
Cela rentre dans un contexte plus vaste. Qu’est-ce qu’on fait aujourd’hui dans un western qui est censé mettre en scène des cow-boys et des Indiens ? On a souhaité montrer un militaire, Blueberry, qui voit d’un côté des Blancs, de l’autre des Indiens qui l’emmerdent autant les uns que les autres. Un soldat veut la paix où il se trouve. Du côté des Indiens qui veulent aussi la paix, il y a des têtes brulées. De l’autre côté une congrégation religieuse avec un pasteur qui peut causer des catastrophes.
On assiste aussi au retour de Jimmy McClure et la présence d’une surprenante, amoureuse de Blueberry, épouse du colonel ? Il y a une bonne dose d’humour sous-jacente dans ce scénario.
Et encore on en a enlevé (rires). L’enjeu était que les personnages vivent des moments savoureux. Ne jamais perdre l’excitation au premier degré de suivre ce récit. C’est une part très importante de ce qu’a écrit Christophe. Tout est incarné pour de vrai mais sans qu’il y ait des blagues partout, une de mes tendances. Ce personnage féminin est autant déchiré que la fille du rabbin quand je fais le Chat. J’essaye de montrer des femmes dans leur époque. Il y a deux façons de faire du féminisme dans un récit. La première est de montrer Superman en femme qui peut tout faire. Ce qui ne sert pas à grand-chose. La deuxième est de montrer les limites de ce que les femmes pouvaient faire à l’époque. S’y on y réfléchit, dans ce premier album, le corps des femmes est le sujet de la guerre. La fille du pasteur est aussi très forte.
Vous avez vu la série Godless ?
Oui, bien sûr. Mais moi, les westerns récents, je les vois, je les adore et je les oublie. Alors que je me souviens de Ford, même de Corbucci. Peut-être une question d’âge. C’est pourquoi j’ai essayé d’être le plus possible en retrait. Quand Christophe m’a dit avec raison, c’est du Sfar et on ne peut pas le garder, Blueberry est un message envoyé à de nombreuses générations dont chacune peut s’emparer. Les gens qui ouvrent Le Chat du Rabbin, ils viennent chez moi. Ceux qui ouvrent un Blueberry, ils vont dans une maison où ils ont habité bien avant ma naissance. C’est aussi ce qui m’est arrivé quand j’ai fait le film sur Gainsbourg. La seule légitimité est d’être heureux du livre, et pour celui-là j’étais à 100% au service de Christophe Blain. Je me suis demandé quelle était ma place pour le laisser travailler, sans l’ennuyer.
Vous avez fait des retours entre vous sur le découpage, le dessin ?
Non. Christophe travaille en solitaire. Le seul qui a tout vu quand il dessinait c’est Mathieu Sapin qui est quasiment dans la pièce à côté de lui. J’ai été très absent de la phase dessin. Par nos volontés communes parce que je sais que la montagne qu’il était en train d’escalader était tellement difficile qu’il fallait ne pas l’emmerder.
Difficile pour vous aussi ?
Je n’ai jamais rien écrit d’aussi difficile. C’est la première fois de ma vie que je réécris un album, non pas parce qu’il était mauvais mais parce qu’il ressemblait trop à mon propre style. Mais après l’avoir écrit deux fois, j’ai dû accepter que Christophe reprenne ce que j’avais écrit. Tout ça pour le bien du livre et je ne le regrette pas un instant. Et pourtant ce n’est pas la première fois que je travaille avec Christophe. Je lui fais des story-boards. Et il le dessine. Cette fois, il fallait lui faire confiance car il savait l’objet qu’il voulait obtenir. Pas moi.
Le résultat est là. Il a travaillé son dessin. Il n’avait jamais fait ça. Il y a des scènes époustouflantes.
Oui, il n’avait, jamais effectivement fait ça. Et je dois dire que chez d’autres dessinateurs de western, ce qui m’agace c’est le second degré. Christophe n’est pas dans là-dedans, il est dans le vrai. On va parler de Jean Giraud, et c’est légitime, mais dans le dessin de Christophe je retrouve du Jijé, une utilisation superbe du noir et blanc. Je suis fasciné et intimidé par cet album. Je suis très reconnaissant à Christophe de m’avoir associé à cette aventure.
On sent qu’il y a un investissement total, avec un accouchement pas simple, un bébé toutefois peaufiné.
Je regrette un peu qu’on ait parlé de cet album au moment où on le faisait. On l’a annoncé il y a deux ans et cela a ajouté de la pression. J’aurais préféré le secret et qu’il paraisse. C’est difficile je sais. Nous devions ne pas faire du passéisme, ne pas être dans la nostalgie mais faire du Blueberry. Ce qui est aussi l’apport de Christophe, c’est Blueberry en meneur d’hommes. Ce n’est pas que le Blueberry provocant ou autre, des hommes lui obéissent.
Il y a un autre aspect qui m’a fasciné dans le dessin de Christophe qui m’a fait penser à Giraud, c’est que son dessin n’est jamais figé. Il évolue en permanence. Et c’était le propre de Giraud. Là où Christophe est très fort en retravaillant ce que j’avais amené, c’est le respect tacite et l’amitié entre les personnages. En un silence ou en deux cases, il sait le dire. C’est un récit de fraternité. On n’a pas gravi le montage par le même côté. Christophe est très documenté en cinéma. Moi, j’ai vu ces films mais ils m’ont moins marqué que lui. Je me suis demandé à quoi cela me faisait penser. A des films de samouraïs que je connais mieux. Ou aux romans russes. Les structures sont les mêmes avec le western, des amis qui se brouillent, des vengeances et la question centrale du bien et du mal. C’est très universel et j’ai écrit dans cet esprit. Un récit universel sur la justice comme chez Tolstoï. Christophe y a mis tous les ingrédients du western pour que le lecteur ne soit pas perdu.
Vous vous étiez replongé pour l’occasion dans Blueberry ?
Oui. Et c’est compliqué car on a tous un souvenir précis de ce qu’on éprouvait en lisant Blueberry enfant. L’écriture de Charlier, pour moi était un récit pour adulte. Aujourd’hui, à mes yeux, c’est du feuilleton très bien écrit, classique. On ne peut plus écrire comme ça car on aurait un second degré, une sorte de comique involontaire. L’enjeu a été qu’est-ce qu’est qu’aujourd’hui une écriture sérieuse et réaliste pour un récit d’aventure ?
Cela reste à réinventer. Et c’est passionnant. En séries TV, il y a des réponses, peu en BD. Tout a changé. En BD on réfléchit beaucoup au graphisme mais peu à l’écriture. Je me suis fait avoir parce que je ne soupçonnais pas la difficulté. Ok, on va faire un Blueberry, point.
L’expérience a été douloureuse ?
Ah, oui. Parce que j’avais peur de ne pas en être capable. Quand on écrit, on ne dit pas, mettons-nous au travail. Des voies apparaissent qui sonnent justes ou faux. Christophe avait une réflexion formidable « ça, ce n’est pas du Blueberry ». Il avait raison mais c’est abstrait. Je sais écrire un western mais qui soit du Blueberry, pas comme Charlier, un Blueberry d’aujourd’hui. Giraud a un peu botté en touche à la fin. Il a ralenti le temps. Dans l’album Mister Blueberry, son personnage ne quitte pas la table de poker. Blueberry est sur pause. Il fallait remettre au centre du débat la question narrative.
Reconstituer l’authenticité narrative d’un western ?
Oui avec chaque fois en tête de ce pensera le lecteur qui ouvre l’album sans savoir qui est Blueberry. Le but aussi de cet album est qu’il donne envie de découvrir Charlier et Giraud.
Vous craignez les gardiens du temple Blueberry ?
Non. J’ai fait un film sur Gainsbourg, une BD sur le Petit Prince, une expo sur Brassens. Ce qui pouvait me faire peur c’est que Christophe ne soit pas heureux de ce que j’ai écrit. C’est mon meilleur ami. Il m’a demandé d’essayer de l’aider à faire ce livre. J’ai fait de mon mieux en me mettant à son service. Je suis dans le métier depuis trente ans et j’ai toujours travaillé pour les gens qui m’apprécient. Les autres, je le regrette, mais je n’ai pas de temps à perdre. Hemingway disait quand on lui annonçait qu’on allait adapter un de ses romans, que ça risquait de ne pas lui plaire, il répondait « mon roman est sur l’étagère ». Nous, on propose une aventure du personnage en souhaitant le faire découvrir, mais finalement quand on n’aime pas un livre on ne le lit pas.
Hormis Blueberry et le dernier tome du Chat du rabbin ?
J’ai un carnet qui sort chez Gallimard. C’est un carnet de voyages à Hawaï sur les traces des fabricants de ukulélé. Plein d’aventures, plein de joies pour Noël. Un beau voyage mais aussi une vraie découverte. Je pensais connaître la culture hawaïenne. En fait pas du tout. Je me suis retrouvé à faire un livre beaucoup plus politique que prévu, car il y a des problèmes importants à Hawaï. Il y aussi des cow-boys. Malgré moi c’est encore un peu un western de 500 pages, grand format et en couleur.
On avait déjà signalé que La Sagesse des mythes, la collection consacrée à la mythologie…
Du vécu un peu amélioré mais qui sur le fond est passionnant et remarquable. Comment…
Récompensé par le Grand Boum-Ville de Blois, David Prudhomme préside la 41e édition du festival…
Un bel album ce qui est tendance, dos toilé, beau cartonnage et 240 pages, Mémoires…
On les suit de très près les éditions Anspach car c'est vrai on a un…
L’auteur et dessinateur de bandes dessinées Mathieu Sapin préside aux côtés de Michel-Édouard Leclerc le…