Le tome 3 de Stalag IIB, le dernier, sort le 28 novembre (Casterman). Jacques Tardi y poursuit le récit de son histoire familiale. Après la guerre et la captivité de son père, ce sera l’Allemagne encore mais parmi les troupes françaises d’Occupation. Tardi y vit enfant et se raconte dans l’album. Pudique et parfois triste, il va en profiter pour raccorder tous les fils de la grande Histoire. Il revient sur 1870, 14-18 bien sûr, le traité de Versailles et le nazisme, la guerre de 39 et la Libération. Rien n’échappe à son analyse concise et perspicace. Ligne Claire a rencontré Jacques Tardi qui s’est livré, comme d’habitude, avec une franchise et une liberté spontanée. Il parle aussi de cette Grande Guerre qu’il connait bien au moment où se termine la commémoration de son centenaire. Et pour la suite, on verra bien. Propos recueillis par Jean-Laurent TRUC.
Jacques Tardi, novembre 2018, c’est la fin de la commémoration du centenaire sur la Grande Guerre. Quel sera la suite du travail de mémoire sur 14-18 ?
En ce qui me concerne, c’est ce que je fais actuellement. J’ai commencé par 14 et j’ai continué avec mon père dans Stalag IIB, mon grand-père était un Poilu. Pour la commémoration, je n’ai rien vu. Il va peut-être se passer des choses formidables en novembre (NDLR : l’interview a été réalisée début octobre avant l’annonce du périple présidentiel sur les champs de bataille, l’entrée au Panthéon de Maurice Genevoix et le forcing fait par les médias sur le 11 novembre) mais pour l’instant je n’ai rien vu. J’ai été contacté au tout début par la Mission du Centenaire pour faire une fresque. L’idée était de faire un panorama, qu’on pouvait installer sous un chapiteau, cinq à six mètres de haut, je ne sais combien de longueur. Elle aurait raconté la guerre du début à la fin. Au moment où cela devait se faire, ils m’ont refilé la Légion d’Honneur et je ne l’ai pas acceptée. Et le projet de fresque n’a pas vu le jour. Après, j’ai lu dans un article que si j’avais refusé c’était parce que je ne m’en sentais pas capable. C’était de bonne guerre. C’est cette histoire de Légion d’Honneur qui a fait capoter le projet mais je ne voulais pas être récompensé par ces gens de ministères que j’abhorre. Je ne veux pas être récupéré. En plus le chapiteau posait problème car on ne savait pas où l’installer. J’avais suggéré la cour des Invalides mais il faut la garder libre au cas où.
Je n’en sais rien du tout mais je suis en permanence consterné par l’ignorance des gens. Mes interviews commencent toujours par « Ah, Tardi encore dans vos tranchées. C’est une obsession ? » Les gens n’ont pas compris que ce que nous vivons, c’est une des conséquences de la guerre comme le découpage du Moyen Orient à la règle pour créer des pays sur des cartes. Si on ne sait pas que cela se passe à la fin de la Première Guerre Mondiale, on ne peut pas comprendre.
Il y a pour vous une logique de 1914 à nos jours. Est-ce qu’on a tout dit sur cette guerre ?
Certainement pas. Il y a des dossiers qui remontent à la surface. Vous avez vu toutes les correspondances de Poilus qu’on retrouve dans des greniers ? On m’a fait lire récemment des lettres très dures. Le mot putain de guerre revient souvent. Il y a eu aussi les photos, des documents qui sont sortis de tiroirs. On trouvera peut-être encore des choses qui vont nous éclairer différemment sur tel ou tel moment de la guerre. Mais ce qui remonte, c’est ce qui a été masqué sous le joli maquillage de l’héroïsme, ce sont des témoignages de jeunes gens conscients qu’ont les fait mourir pour des intérêts qui ne les concernent pas. Ils veulent rentrer à la maison. A une époque, on ne le disait pas. Imaginons des documents qui nous éclairent encore plus sur les mutineries. On ne sait peut-être pas tout.
Même s’il y a eu une reconnaissance officielle de ces mutineries ?
Moyen moyen. On a dit qu’il fallait faire au cas par cas. Parmi les fusillés qui n’étaient pas tous des mutins, il avait des criminels, des violeurs etc. Allons-y mollo. Les dossiers ne sont pas encore tous remontés à la surface. Il faut ajouter le fait que beaucoup de ces dossiers ont été stockés dans des salles de classe, dans des mairies et en fonction du mouvement du front ont été détruits. Non, les mutineries c’est toujours pas net. Les Anglais ont décidé de tirer totalement un trait dessus.
Vous êtes une référence. Si on dit Jacques Tardi a bien œuvré pour mettre en exergue que la Grande Guerre n’a pas été aussi grande que ça, ça vous gêne ?
Pas du tout mais soyons net, je ne suis pas historien. Je travaille à la hargne, à la sensibilité. Par moments, je peux être révolté par un fait et vouloir en parler, le faire remonter à la surface car il m’a rendu malade, hors de moi. Je ne fais pas une étude précise comme un historien à partir de faits, chercher les tenants et les aboutissants. Moi encore une fois, c’est plus à la hargne.
C’est la réaction d’un homme libre face à ce qui l’indigne ? Votre liberté épaule votre action ?
Oui, si vous voulez. Avec l’envie quand même en utilisant la BD, mon moyen d’expression préféré (rires) de faire partager ça. Car encore une fois je suis en permanence effaré par l’ignorance. Je veux mettre les choses en images mais je ne me fais pas d’illusion. Mes images sont à des années-lumière de la vérité vraie. C’est une illustration relativement gentille par rapport à la souffrance, l’horreur, la peur du soldat. Rien ne peut en rendre compte, même pas la littérature. Il faut presque se mettre dans la peau des personnages pour imaginer comment on pouvait vivre ces instants. Je m’interroge toujours pour comprendre pourquoi ces types sont restés au front. On nous a dit par patriotisme. Certains peut-être. En fait je pense qu’ils sont restés par rapport aux copains, comment ils allaient être perçus par les autres.
Oui, oui. (Silence).
Je n’oserai vous demander lesquelles ?
Il ne vaut mieux pas.
Qu’est-ce qui vous dérange ?
Le manque de documentation pour le dessin, la façon dont ça a été traité. Je vois des dessinateurs qui ne savent pas dessiner même le casque. Il y a une adaptation de La Peur de Gabriel Chevallier qui est passée à la TV. Bon, j’ai regardé les dix premières minutes et ça m’a énervé. J’ai arrêté. L’habilleur avait interprété à sa façon les uniformes. Les gens souvent disent mais on s’en fout, ce qui est important c’est ce que le film véhicule. D’accord mais je ne vois pas en quoi la documentation nuirait aux propos. On voit aussi dans des films des décorateurs qui mettent dans des villages des cocardes bleu, blanc rouge et c’est la cocarde anglaise. La française, c’est rouge, blanc, bleu. Non, on ne s’en fout pas. Quand vous faites ces remarques, vous passez pour un pinailleur, un vieux con. Idem pour la documentation des uniformes, de l’armement.
Vous avez travaillé avec Vernet du musée de Meaux.
Oui, et dans la BD je constate la même chose. Une approche lointaine du sujet alors qu’il faut le pénétrer en faisant très attention aux documents consultés. Il y a des photos et des films de propagande, des reconstitutions faites sur le terrain pendant la guerre mais toujours trois jours plus tard.
C’est un sujet que vous laissez tomber ou vous avez encore envie de vous exprimer ?
Je crois que j’ai fait le tour. Encore que ce soit impossible. Il faut arrêter, non ? On va passer à autre chose parce qu’après 14-18, je suis arrivé à la suivante.
Oui, c’est la continuité. Mon grand-père maternel est resté sur le terrain en 14. Le grand-père paternel je l’ai connu mais je n’ai parlé de la guerre avec lui. Son fils, mon père, quand il rentre de captivité en 45, il reste dans l’armée. Il avait eu la possibilité de partir au Canada. Un copain lui avait proposé un boulot mais ses parents lui ont dit qu’ils ne l’avaient pas vu depuis six ans. Il est resté donc dans l’armée jusqu’au jour où il voit son nom sur une liste de départs pour l’Indochine. Il y a eu entre les deux, cette période allemande où il est envoyé avec les troupes en stationnement, occupation en Allemagne. Il y a la continuité familiale et on est à Bad Ems près du casino. J’y suis retourné voir l’appartement et j’ai retrouvé la passerelle qui permettait d’aller sur la colline. On partageait l’appartement avec un autre couple français. Je me souviens que j’avais eu la scarlatine. (Visite guidée par Tardi au fil des pages). Bad Ems nous relie à la guerre de 70, la Commune car c’est de là que Bismarck a envoyé une dépêche glaciale à la France qui va déclencher la guerre. Et c’est reparti. C’est extraordinaire car dès qu’on parle de l’histoire de l’Europe, on tombe sur des guerres, une espèce de fanatisme à vouloir se taper dessus. On n’est pas resté très longtemps en Allemagne, Bad Ems et ensuite Fritz Lar sur une ancienne base de la Luftwaffe.
Vous revenez aussi sur le début du nazisme, les massacres d’Oradour, de Malmédy en Belgique de GI’s prisonniers par les SS, la seconde guerre mondiale en détails. Vous faites œuvre de mémoire à travers votre propre passé familial ?
Oui à cause de toutes les bifurcations nourries par des lectures longues de pavés avec parfois leurs contradictions. Plus on se documente, plus ça s’obscurcit.
Je suis un ectoplasme pour les deux premiers tomes. Sur ces albums, c’était les carnets de mon père. Comment est-ce que j’ai procédé ? Je reprends au début du tome 3 l’arrivée de mon père dans son patelin. Il y a mes grands-parents et, à partir de là, ça fonctionne au souvenir. Je me souviens des chats, un Persan et un Siamois. Je n’ai jamais su d’où ils sortaient en pleine Vallée du Rhône. Bon, il y a les cousins, mon oncle qui est coiffeur. Quand vous dessinez une image, si vous partez sur l’idée de la grand-mère dans son épicerie, vous allez passer dessus un certain temps. Obligatoirement, ça vous renvoie à autre chose, à un détail dont vous vous souvenez. Et ça m’emmène à en parler. Un souvenir en entraine un autre. Par moment je suis allé trop vite et je suis revenu en arrière dans le récit pour m’appesantir sur tel épisode. Il n’y a pas de plan. C’est la vie telle qu’elle s’est déroulée. Quand c’était mon autre grand-mère qui venait me chercher, je préférais. Un petit voisin va me prêter des Tintin mais en fait j’ai commencé par les illustrés, Tarou, Bill Tornade et je trouve ça épatant. Avec Tintin, Objectif Lune, je vois bien que c’est mieux. Les albums. Le premier qu’on m’offre c’est L’Oreille cassée. Oui je dessine, je recopie. L’affaire est faite.
Il y a une coordination logique qui fait qu’on vit au jour le jour la jeunesse de Jacques Tardi basée sur une histoire plus globale. Vous n’y allez pas non plus avec le dos de la cuiller. Quand vous parlez d’épuration en 1945, du Vel d’Hiv ou de la libération de Paris, vous dites les choses, clairement.
Je parle avec ma sensibilité et je n’ai personne à ménager. Je suis fils unique et pas emmerdé par des frères et sœurs. Un truc qui m’a empoisonné la vie et que j’évoque, c’est que ma mère est malade Et selon elle, c’est de ma faute. Elle a été opérée et elle n’est pas là avec moi. Je suis scolarisé dans la banlieue de Valence. Il y a des apartés. On me parle de Mandrin donc j’en parle dans l’album car ils font partie de mon vécu.
Comme l’anecdote de votre père qui joue au petit train dans les combles de la caserne avec un autre soldat. Il vous l’avait piqué ?
C’est vrai. Ils avaient jumelé deux réseaux dont le mien. Les jouets en Allemagne, c’était assez merveilleux au début des années cinquante. Je parle de Saint-Nicolas, de ce gamin qu’on nous a montré dans les classes qui s’était fait arracher la main par une grenade qu’il avait trouvée. Je suis allé voir le clown Grock à Cassel. J’ai appris aussi que le général Von Chotliz, qui commandait Paris et n’a pas fait sauter la ville, a eu en récompense une villa construite par la France à Baden-Baden. Je n’ai pas finalement appelé son fils pour savoir si c’était vrai.
Oui, ce n’est pas déplaisant. Et puis on voit l’avion construit par un cousin dont le père aurait été le mécano de Fonck. Il avait recopié l’avion de Blériot. Le cousin a été résistant dans le Vercors. A la libération de Romans, il guide les Américains.
Quand vous êtes dans le jardin de la grand-mère vous vous amusiez bien. Et vous rêviez de chaussures en plastique ?
Oui je joue au cow-boy. Les chaussures, je le raconte, un copain en portait une paire. Je les aurais échangés volontiers contre toutes mes BD.
On voit de la tension au sein de la famille ?
Mon père était mécano et c’est pour ça qu’il est dans les chars en 40 puis en 1945. Ensuite il veut prendre la gérance d’une station-service. Ce n’est pas formidable comme idée mais bon. Et il veut emprunter de l’argent à son père qui refuse.
On comprend bien que ce dernier Stalag II-B est un retour sur famille et enfance. C’est donc fini mais où allez-vous maintenant Jacques Tardi ?
Dans l’immédiat et c’est peut-être la première fois que ça m’arrive je n’ai pas de projet. Il y a un Adèle que j’ai commencé. Je me suis interrogé pour savoir si je le termine. Il n’y a pas très longtemps j’ai remis le nez dans la douzaine de pages faites, des cahiers de notes. J’avoue que je ne sais plus où j’en suis. Il faudrait repartir avec une histoire utilisant le matériel qui existe. On termine Stalag IIB. J’ai des idées d’adaptations de romans. Non, je n’ai rien de précis. On verra bien.
Vous vous considérez comme un témoin de cette Histoire, vous délivrez un témoignage ?
Non, je ne suis pas mis dans la peau du type qui avait une mission à accomplir, expliquer, prévenir, témoigner. Je raconte ce que j’ai vécu, qui m’a amusé, ou souvent au contraire révolté. C’est tout. Vous en faites ce que vous voulez. Ça vous plait ou pas. Non je n’ai pas de mission et je ne suis pas le type qui va avertir l’humanité entière. Je raconte une époque. Sur les deux premiers Stalag, j’ai eu un courrier considérable de gens qui avaient familialement entendu parler de tout ça. Les gens n’avaient pas eu le décor. Voilà. C’est fait. J’ai restitué l’ambiance d’une époque mais que dire de ça, j’ai relié avec 14-18, l’Allemagne, 39, l’après-guerre, l’Occupation. J’aurais pu continuer, en rajouter. Ça pouvait redémarrer avec le bistrot, le restaurant Routier, la station qui sera reprise par des cousins. J’aurai pu rebondir mais tomber dans l’autobiographie, c’est détestable. Raconter sa vie, je veux bien si vous avez chassé la baleine et passé quinze fois le Cap Horn. (Rires)
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