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Interview : Alex W. Inker d’un Travail comme un autre à la tragédie de Fourmies

Un auteur qui, en très peu de titres, a marqué par son talent, sa singularité, son indépendance, le monde de la BD. Alex W. Inker, de Servir le peuple nominé à Angoulême et pour le Prix de la Critique, à Un Travail comme un autre (Sarbacane), son dernier titre qui figure parmi les indispensables de l’été ACBD, sans oublier Panama Al Brown, progresse, confirme, évolue, invente. Son trait est imposant, sa narration riche, captivante. Il adapte un roman, comme il l’explique dans son interview, en adoptant les idées de l’œuvre qu’il met en images. Alex W. Inker argumente, avoue sa passion de la BD US, va s’offrir un challenge en signant une BD d’horreur et une autre historique sur la fusillade de Fourmies à la fin du XIXe siècle. Un nom et un auteur qu’il faut conserver à l’esprit pour l’avenir. Alex W. Inker s’expose à Bruxelles chez Comic Art Factory. Merci à Alex W. Inker pour les documents qui illustrent cet article. Son album vient d’être nommé pour le Prix des libraires 2021. Propos recueillis par Jean-Laurent TRUC.

Alex W. Inker ®

Alex W. Inker, quand est-ce que vous avez choisi de devenir un auteur BD ?

Je suis passé d’auteur à universitaire pour redevenir auteur. J’ai voulu, après le bac, aller voir ce que ça donnait à Saint-Luc, une école renommée, la première au monde pour la BD. J’ai passé mon diplôme mais à 20 ans je ne me sentais pas de me lancer dans la BD, un univers assez dur, ni capable d’écrire des histoires. Je suis allé à la fac où mon frère étudiait le cinéma. Cela m’a plu et j’y suis resté jusqu’à la thèse. Après, il était temps que je retourne à mes premières amours, le dessin. J’ai envoyé des projets à des éditeurs avant de devenir papa. Cela a marché donc c’était le bon moment.

Vous lisiez et dessiniez depuis votre plus jeune âge ?

J’étais un lecteur depuis toujours avec au départ la BD franco-belge. Mon grand-père était douanier à la frontière. Je suis du Nord. Et chez moi il y avait des recueils Spirou ou Tintin des années 60. Je les ai lus petit mais en allant à Saint-Luc, ou dans des libraires plus importantes que celle de mon village, j’ai découvert la BD américaine. J’ai eu de gros choc avec Chris Ware, Charles Burns qui m’ont donné envie de travailler le dessin autrement.

Oui c’est flagrant, il y a une influence évidente graphique américaine.

Complètement. En particulier quand j’ai choisi l’encrage au pinceau. Ils m’ont séduit mais le travail c’est aussi de se défaire des influences. J’ai travaillé comme universitaire sur la BD américaine du début du XXe siècle. Et j’étais admiratif de ces auteurs qui, sur trois cases , arrivent à créer un monde. Herriman me fait rêver. Le travail sur le scénario me passionne mais il y a aussi le plaisir du dessin.

Revenons à Un travail comme un autre. Pourquoi avoir choisi d’adapter le roman de Virginia Reeves ?

J’ai un rapport un peu particulier à l’adaptation. Je n’aime pas ça en principe. Je préfère les histoires originales. On a aujourd’hui, en BD, ce qu’on pourrait comparer à des Reader’s Digest de roman et je n’en vois pas l’intérêt. Adapter n’apporte rien à la BD, ni au roman. En revanche, je crois beaucoup qu’il puisse y avoir dans des romans des idées qui peuvent être adaptées en BD. Je crois à l’adaptation très libre comme je l’ai fait avec Servir le peuple, le roman de Yan Lianke sur la Chine. Quand je l’ai lu, j’avais des flashes avec toutes ces images de propagande qui me venaient à l’esprit. J’ai voulu les mettre en images. Je prends une idée du roman et je l’actualise dans l’image. Pour Virginia Reeves, c’était avant tout l’histoire d’amour de Roscoe et Mary.

Plus l’amour que l’aventure en tant que telle dans l’environnement de la Grande dépression ?

Oui, l’environnement, on le retrouve dans les grands reportages photos de l’époque, Caldwell ou autre qu’ils nous ont transmis. On est content de le retrouver, c’est vrai car on le connait. La BD joue sur ça mais dans le roman de Reeves, ce qui m’intéressait c’était l’authenticité des sentiments. Il est très bien écrit, très vrai dans les relations. Je pensais qu’il y avait moyen de le travailler en BD. Pour moi il y a quelque chose de très personnel dans le roman de Virginia Reeves. Après il y avait d’autres enjeux comme sauver sa famille.

Il y a des choses surprenantes aussi comme la fée électricité, détourner une ligne, un drame, la prison dans un pénitencier où l’on chasse les évadés avec des chiens. C’est un ensemble très bien construit.

Tout à fait. Virginia Reeves tisse le fil du coup de foudre du couple avec l’électricité. Elle emmène son personnage en prison où il veut réparer une chaise électrique. La foudre revient quand Roscoe s’en sert pour pirater la ligne. La BD permet des effets plus immédiats que la lecture qui prend plus de temps.

C’est un roman très violent. Il part d’une belle histoire pour finir en vrille. Un destin tragique bouleversant.

Reeves est moins violente. J’ai accentué volontairement. Dans le roman, c’est un renoncement et une mort sociale du personnage. Roscoe revient à la ferme où il se refait une vie très simple. Moi en BD, j’ai voulu l’axer différemment. A travers la foudre, on a une sorte de Prométhée, victime expiatoire.

J’ai failli en effet employer le mot tragédie mythologique.

Complètement. Roscoe vole aux dieux, les grandes compagnies US, l’électricité pour sauver son couple. Il le paye très cher. Il est torturé du début à la fin. Je voyais la fin comme un suicide inévitable.

Vous avez été très vite nominé, pour Angoulême, par l’ACBD. Vous marquez, avec une jeune carrière, le panorama actuel de le BD. Alors quelle suite ?

Cela me fait plaisir cette reconnaissance. J’ai très peu de temps pour faire un nouvel album. Je change de style, plus croquis à la plume. Je rentre chez moi dans le Nord de la France et je travaille sur la fusillade de Fourmies où la troupe a tiré sur les ouvriers à la fin du XIXe. Ensuite je reviendrai sur un projet plus proche d’Un travail comme un autre. Mais là je fais une parenthèse avec ce sujet historique.

Oui mais toujours sur fond social comme les deux derniers albums.

Je viens du Nord de la France, d’une famille d’ouvrier, et c’est sûrement cela qui explique cette part sociale. Je choisis ces albums pour cette dimension. L’individu contre la grosse machine, une réflexion sur le capitalisme, les conditions des plus humbles. Cela m’a toujours bercé familialement.

Vous avez une idée des thèmes que vous aimeriez aborder ?

Après, j’ai un projet signé et ces sont mes amours cinématographiques qui reviennent. C’est un genre très compliqué en BD. Je vais faire une BD de genre, une BD d’horreur. C’est pour le challenge et il y a un roman d’un auteur de Sarbacane qui me plait, que j’ai envie d’actualiser. J’ai envie de travailler avec un public plus jeune, d’adolescents. J’aimerai voir si je sais évoluer avec eux.

Horreur cela veut dire quoi ?

Dans les années 90, une horreur moderne avec une sorte de croquemitaine qui obsède l’auteur du roman. C’est plus compliqué de faire peur aux lecteurs avec des dessins qu’avec des images animées.

Parlez-moi de votre façon de travailler, technique.

Mon scénario, je le fais sous forme de croquis dans des carnets. Une version alpha de la BD que je présente à mon éditeur. Ensuite tout est à l’ancienne, mes crayonnés au bleu, encrage au pinceau, je scanne et j’ajoute les trames par contre de façon numérique. Le scénario pour Fourmies, je l’ai écrit à la plume. J’ai du mal avec l’idée de la dématérialisation qui ne laisse pas de traces. Il y a la finalité. Je fais des livres. De A à Z je reste sur papier. Il y a un côté un peu faux avec le numérique.

Combien de temps avez-vous mis pour Un travail comme un autre ? En l’adaptant vous aviez envie que le lecteur aille vers le roman ?

Je mets un an généralement mais cette fois j’ai pris mon temps, un an et demi. Après j’ai la chance de ne faire que de la BD et je me calque sur les horaires d’école de mes enfants avec un peu parfois de travail la nuit. Pour le roman, oui bien sûr. Je propose ma vision du roman très libre en fait. Cela permet au lecteur d’avoir son propre avis du roman si il le lit ou critique de la BD.

Vous êtes toujours un lecteur BD ?

Oui. J’ai un titre en tête, Paul à la Maison de Michel Rabagliati superbe mais déprimant. Il expliquait que son personnage avait vieilli. Très émouvant. Quand je fais une BD moi-même, j’en lis le moins possible d’autres auteurs pour ne pas me laisser influencer. J’ouvre les frontières BD quand je suis en salon. Quand on est auteur on a une vision très différente de la BD de celle du lecteur.

Visuels Alex W. Inker ®

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