Avec Le Voyage de Marcel Grob, le journaliste Philippe Collin, avec Sébastien Goethals qui signe également le dessin, redonne vie à l’une des périodes les plus complexes et douloureuses de l’histoire de l’Alsace. Redevenue allemande en 1940, l’Alsace doit fournir au Reich son lot de soldats pour aller se battre au nom d’Hitler sur tous les fronts. On savait que les Malgré Nous, près de 130 000, s’étaient retrouvés enrôlés dans l’Armée de Terre, la Wehrmacht. Mais aussi dans la Waffen SS où on pensait, le plus souvent, qu’il n’y avait eu que des volontaires. En fait, des enrôlés de force alsaciens se sont retrouvés sous l’uniforme noir comme le montre Collin. Avec tout ce que cela comportera d’horreur et d’ambiguïté. Philippe Collin, à travers le personnage de son aïeul Marcel Grob, redistribue, à juste titre, les cartes. Qu’aurions-nous-fait à la place de Marcel Grob âgé de 17 ans ? Des questions et les réponses du scénariste sur la course à la mort de Marcel Grob. Philippe Collin sera en dédicace le 10 novembre, avec Sébastien Goethals, à Montpellier à la librairie Sauramps. Propos recueillis par Jean-Laurent TRUC.
Philippe Collin, vous aviez des raisons familiales pour vous lancer sur les traces de Marcel Grob ?
Absolument. Marcel Grob était mon grand-oncle que j’ai très bien connu enfant et adolescent. Il m’a un peu servi de grand-père de remplacement à la mort du mien. Je savais qu’il avait fait la guerre du mauvais côté car il était un Malgré Nous alsacien. Avec 130 000 autres. Mais en 1995, j’avais 20 ans et j’ai découvert que c’était plus complexe. Il était dans la Waffen SS, ce qui sous-entendait pour moi engagement volontaire. A 20 ans, on veut des réponses. J’ai posé les questions de front. Au bout de trois ans de querelles infructueuses, j’ai pris ce refus pour un aveu de culpabilité. J’ai rompu avec lui en 97 et je ne l’ai jamais revu. Il est mort en 2009. En 2012, j’ai récupéré son dossier militaire et son livret de SS. Très vite, j’ai compris que j’avais fait une erreur monumentale de jugement. En fait à 17 ans, il avait été enrôlé de force dans la SS, « offert » avec d’autres par le Gauleiter de l’Alsace à Himmler patron de la SS. Cela a suscité chez moi pas mal de regrets. Donc je voulais me racheter, apporter réparation pour moi, pour lui et les autres. La vraie question était d’essayer de savoir ce que c’était d’avoir 17 ans pendant la guerre. Je pose avec Sébastien Goethals une question qui dépasse l’Alsace.
Quand vous vous êtes décidé à écrire sur le sujet, vous êtes parti de suite sur une BD ?
Oui, parce que je crois aujourd’hui que c’est le médium le plus embrassant. Un ado, un gamin de nos jours est face à un écran, Ipad, portable, jeu. Sa mère lit un magazine et les grands-parents sont devant la TV. Quand j’étais enfant, on regardait la TV en famille. Comme il m’importait d’écrire cette histoire pour partager des questions, je voulais faire une BD pour que, peut-être, un gamin en parle avec son grand-père.
Vous n’aviez pas grand-chose pour vous lancer dans ce récit, pas de journal intime, des souvenirs ? Donc il y a une part de romanesque importante ?
Il y a deux réponses à votre question. Le dossier militaire de Marcel Grob, son livret, est très fourni en détails, étapes, affectations, blessures, décorations, combats. En plus il y a eu de la documentation, des témoignages. En croisant les sources, vous arrivez à trouver des gens qui étaient avec lui au même moment. Ensuite quand il y avait des trous, on a romancé mais en se basant toujours sur des récits authentiques. La partie de foot où Marcel, dans l’album, se distingue est inventée. Mais on a trouvé des images de matches de foot avec des SS. Il change d’affectation en novembre 44 et on ne sait pas pourquoi. Donc j’étais coincé et j’ai imaginé le match de foot qui lui permet d’être muté par protection. J’accepte ce côté romanesque car il peut être véhicule d’émotion, contrebalancé par le dossier historique en fin d’album de Christina Ingrao, froid et précis. Je voulais ne pas être que dans le critique, que le lecteur puisse se mettre à sa place.
Idem pour un autre personnage, un lieutenant SS qui prend Marcel sous son aile. C’est la face un peu moins noire de l’environnement SS ?
Ce personnage est inventé mais composite, issu des travaux d’Ingrao sur les générations de jeunes SS nés après la première guerre mondiale. Ce sont souvent des universitaires devenus officiers. Il fallait essayer de comprendre comment ils s’étaient retrouvés embarqués dans la logique nazie, venger l’affront du Traité de Versailles. Tout ce qui compose le lieutenant est réel. Rien n’est aussi simple que ce qu’on peut penser. Ce n’est pas dédouaner quoi que ce soit. Où est le moment où tout bascule ?
C’est le livre Les Bienveillantes de Littell. Des intellectuels qui vont aller abattre des milliers de Juifs en Ukraine ou en Pologne, organiser la Shoah ?
C’est tout à fait ça. Je le cite dans ma bibliographie. Son livre est fondateur.
L’élément fort, c’est qu’il y a eu des SS alsaciens enrôlés de force. Dans l’esprit du public en général, un SS est volontaire. A partir de là, c’est quand même compliqué quand on se souvient d’Oradour, de la Das Reich avec des SS alsaciens. Vous saviez que vous alliez mettre le doigt là où ça fait encore mal ?
Oui. Bien sûr. Vous parlez, avec le massacre d’Oradour du procès de Bordeaux. C’est très important. Il y a eu 21 inculpés, 7 Allemands, 14 Alsaciens. Sur les 14, il y a 13 Malgré Nous, 1 engagé volontaire. Aujourd’hui encore, sur les archives, on laisse à penser que tous étaient engagés volontaires. L’image était fausse. En fait sur 130 000 Malgré Nous, 7000 ont été des volontaires. Ils se sont beaucoup exprimés et ont parfois assumé. On a entamé notre tournée pour l’album à Strasbourg. Le premier soir, il y avait 300 personnes dans la salle et une tension énorme. La blessure est encore ouverte. Des gens âgés, de l’émotion, des orphelins de Malgré Nous. Je ne cherche pas à dédouaner qui que ce soit mais je voulais rapporter une réparation pour les autres, ceux qui ont été pris au piège.
C’est une situation où il y a une certaine ambiguïté sur cette époque, comme celle de 1870 à 1918 puis en 1940. Ils sont pris entre tous les feux mais quand vous portez un uniforme SS, même enrôlé de force, vous vous comportez en SS, comme à Oradour. Vous le montrez bien lors du massacre de Marzabotto en Italie où est Grob.
Complètement. Je ne voulais pas porter de jugement à la fin de cette histoire. Le juge qui accuse Grob est très dur. Il a ses raisons. Un lecteur me rappelait le film La Règle du jeu de Renoir : dans ce monde chacun a ses raisons. Marcel a les siennes, le juge aussi. C’est complexe et qu’est-ce que j’aurais fait à la place de Marcel. Je ne veux pas faire de morale. Je ne veux qu’amener chez le lecteur une réflexion.
Vous avez réussi. Mais est-ce qu’on arrivera un jour à panser totalement les plaies, à dépasser l’ambiguïté de cette période ?
C’est une bonne question. Quand j’étais gamin on me disait quand les vieux seront morts, il faudra se souvenir. Je suis dans ce mouvement critique où il faudrait à la fois l’apaisement et le besoin de faire le lien entre morts et vivants, porter la mémoire. Toutes les familles d’Europe ont les mêmes souffrances en partage. A l’époque où nous vivons, ce n’est pas mal de s’en souvenir. Je me sens responsable de cette mémoire. Je veux toucher aussi un public plus jeune.
Vous avez reconstitué tout le parcours de Marcel Grob.
Il a combattu en Italie. J’ai fait tout le voyage sur ses traces, vu les casernes à Bologne.
Comment avez-vous travaillé avec Sébastien Goethals ? Vous le connaissiez ?
Non, c’est notre éditeur qui nous a mis en relation. Je suis venu avec mon scénario. On l’a revu ensemble. Il m’a appris à écrire pour la BD de façon à être mieux adapté à un découpage. Ce qu’on a fait tous les deux et puis il est parti pour vingt mois de dessin. Il a travaillé de façon traditionnelle, il a pris le temps de faire ça à l’ancienne, à la main. Ce qui fait que chaque dessin est fort, transmet quelque chose. Ensuite, il m’a dit qu’une couleur était un sentiment, le bleu le froid, l’orange l’oppression et ses lavis sur les pages sont là pour les exprimer.
A la fin, on voir un officier français de la France Libre qui d’abord accuse puis considère que Grob est une victime, pas un traître.
Oui. Cela rejoint le fait qu’il faut se souvenir que le capitaine Dreyfus était juif et alsacien. L’antisémitisme a pris le pas sur le reste. Pour les journaux de l’époque après 1870, alsacien c’est allemand dont il travaille pour les boches. L’Alsace est d’autant plus meurtrie que par deux fois, elle n’a pas choisi son destin.
Quelles sont les réactions de vos lecteurs ?
On a des lecteurs de tous les âges. On avait une crainte, celle de ne pas dépasser l’Alsace avec l’album. En fait il marche partout et on est très heureux. Les réactions sont positives, soulèvent des questions, ouvrent des discussions. Avant de juger, essayons de comprendre comment ça s’est passé et, encore une fois, ce que nous aurions fait.
Vous allez persévérer dans la BD ?
Pour tout vous dire, j’ai un autre projet avec Sébastien Goethals car on a vraiment aimé travailler ensemble. Il sera chez Futuropolis, un projet historique, pas sur la même époque mais qui y sera reliée.
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