Qui sait où se trouve le Kivu et ce qu’il s’y passe ? Jean Van Hamme a renoué avec le scénario et donne des réponses. Son dernier album, Kivu, est un témoignage fort qui dénonce notre indifférence coupable face à une Afrique dévastée. Il signe avec Christophe Simon une fiction sur fond d’actualité brûlante. Certains lui reprocheront peut-être, et ce serait mal venu voire déplacé, de vouloir, avec ce reportage fiction qui sort le 14 septembre, jouer dans une cour réservée à une élite branchée dont ne pourrait, à priori, faire partie un scénariste franco-belge classique. Jean Van Hamme a répondu en détails aux questions de Ligne Claire. Il parle aussi d’un certain XIII et de Blake et Mortimer. Propos recueillis par Jean-Laurent TRUC.
Jean Van Hamme, c’est votre retour au scénario avec un texte percutant qui prend position sur un sujet bien réel, d’actualité. Comment en êtes-vous arrivé à écrire Kivu ?
Le mot est mal choisi mais c’est une sorte de commande. Mon dentiste a un ami, Bernard Cadière, un grand chirurgien, spécialiste de la laparoscopie, une technique reconstructrice. Nous avons sympathisé et il m’a parlé de Panzi (fondé par le docteur Mukwege grande figure congolaise), un hôpital près de Bukavu capitale du Sud Kivu, grande province à l’est de la RDC, l’ancien Congo belge. Le Kivu où je suis allé en 1959 est une région superbe, de petite agriculture à 1500 mètres d’altitude où pour le malheur de ses habitants on a découvert, à fleur de sol, des minerais précieux, entre autres pour les composants informatiques dont le coltan qui a l’avantage d’être non corrosif et très conducteur. Il est essentiel aux portables, tablettes et autres car sans ce coltan, pour faire simple, ils fondraient. Cette découverte a été simultanée avec le génocide en 1994 au Rwanda.
Donc c’est le docteur Cadière qui est un peu à l’origine de cet album ?
Cadière que l’on surnomme l’homme qui répare les femmes, va régulièrement à Panzi aider le docteur Mukwege fondateur du centre car on tue au Kivu pour le coltan. On viole et on mutile les femmes pour chasser les agriculteurs de leur terre. Il m’a présenté la situation qui dure depuis 25 ans et il m’a demandé si je pouvais faire une BD sur ce sujet. C’était il y a trois ans. Je me suis documenté sur les minerais au Congo, en Afrique qui provoquent des frénésies meurtrières. J’ai un peu hésité et me suis dit que je ne pouvais pas faire une histoire didactique qui risquait d’être ennuyeuse. Pourquoi ne pas écrire une fiction avec des personnages inventés qui mettent en cause les vrais responsables de cette ruée, les multinationales etc… ? J’ai proposé cette solution à Cadière avec en arrière-plan ce qu’il se passe là-bas. Ce qui pour moi est inhabituel.
Kivu est une fiction franco-belge qui couvre une actualité brûlante bien réelle ?
Oui, et dont personne ne parle. On ferme les yeux. Le coltan passe frauduleusement au Rwanda où il est acheté puis vendu via entre autres la Malaisie. Donc les multinationales n’ont pas de sang sur les mains.
Elles ne sont pas actrices. Le petit personnel accompli les basses œuvres ?
Il y a un vrai silence sur l’Afrique. Les victimes sont surtout les femmes, violées et mutilées sexuellement pour effrayer les populations. Cela ruine le système social du pays. Les hommes et les gamins sont pris comme esclaves dans les mines. Il y a un déchainement de violence ahurissant dont les coupables ne sont jamais clairement identifiées.
Ce qui n’est pas nouveau en Afrique et cela remonte loin. Depuis l’indépendance du Congo belge, voire avant, ce n’est qu’une succession de drames de ce style dans un pays mis en coupe réglée.
Tout à fait. Le Congo est l’un des plus riches pays d’Afrique. Uranium, cuivre, manganèse, ses dirigeants en plus l’exploitent à fond. On n’est pas innocents non plus nous les Belges.
Vous m’enlevez la question de la bouche. Le Belgique est en partie responsable comme la France dans d’autres pays africains ?
Absolument. Nos dirigeants ferment aussi les yeux.
Vous avez choisi un jeune héros dans Kivu qui va faire des choix importants. François Daans part sur ordre du patron de sa multinationale mettre en place un tueur chef de bande pour en remplacer un autre abattu qui servait au mieux les intérêts de sa société. Il ne sait pas trop où il va mettre les pieds ?
Lui, c’est le personnage candide qui s’aperçoit de la situation, démissionne et sa tête est mise à prix. Il veut témoigner et sauver deux enfants, Violette et Jérémie, qui ont subis la barbarie de ces tueurs employés par ses patrons.
On a aussi des personnages classiques, un ancien mercenaire déjanté dans un univers furieux où tout est permis ? Vous signez un scénario d’aventures mais qui remue aussi la boue ?
Oui. Je suis un auteur classique ce qui rend mes personnages très accessibles. On voit aussi des Casques bleus qui gardent l’hôpital. On donne des explications mais pas trop. Si on avait fait l’histoire de Panzi ça intéresserait qui ? Un peu les Belges pour le Kivu, c’est tout. Ce que j’espère c’est que avec cette histoire classique, dans une situation réelle, on puisse ouvrir les yeux aux lecteurs.
C’est une volonté aussi de votre part de ne pas rester un spectateur. Vous voulez également témoigner ?
C’est tout à fait l’idée. Vous parlez de Kivu dans votre article, d’autres vont le faire et ainsi évoquer la situation. Ce n’est pas une opération commerciale. Cadière m’a demandé de venir au secours de la non-communication de ce drame toujours actuel du Kivu.
On entrevoit dans Kivu un autre problème, celui des enfants-soldats ?
Ces gamins enrôlés rejoignent le problème de ces enfants-serpents dont je parle dans l’album. Leurs mères ont été violées. L’avortement est une notion étrangère aux Africains. Mais le fruit de ce viol, la mère s’en désintéresse totalement. Personne ensuite ne s’occupe d’eux. Ils deviennent des victimes, esclaves dans les mines ou enfants-soldats. C’est très complexe de comprendre comment la société africaine fonctionne.
On comprend aussi que le Rwanda voisin aimerait bien récupérer le Kivu ?
Le Rwanda a toujours prétendue que le Kivu faisait partie du pays. Le Rwanda et le Burundi était en 1914 des colonies allemandes confiées en 1919 pour leur gestion à la Belgique.
Des sorte de protectorats ?
Oui, les Français sont forts pour trouver des mots qui évitent de parler de colonies. Il y avait deux ethnies. Les Tutsis, c’est l’aristocratie. Les Hutus, c’est le vulgus pecus. Les Belges ont toujours encouragé la supériorité des Tutsis et les a mis au pouvoir. On n’a jamais rien fait pour essayer d’harmoniser cette double société.
L’Afrique c’est aussi un découpage territorial aberrant ?
Bien sûr. L’Afrique a été un territoire exploité et on n’a jamais tenu compte des ethnies. L’Afrique est un continent riche dont seule une poignée de dictateurs profitent. Il est certain que le principe « c’est pas nous mais les autres » a servi. On leur a donné l’indépendance donc on est les gentils. Mais on n’a pas participé à la structure nouvelle de cette indépendance. Ceux qui vont s’emparer de l’Afrique ce sont les Chinois qui y vont en douceur.
Vos trois héros ont un espoir de s’en tirer ?
Dans cette histoire il y a aussi bien sûr des Africains sincères, honnêtes, le chef de la police, le responsable de la sécurité de l’hôtel où est Daans et son fils grâce à qui il va échapper à la mort.
Pour l’Afrique, il y a un espoir ?
Pour le Kivu je ne sais pas. Pour l’Afrique en général je ne sais pas non plus. Un de vos économistes a écrit il y a longtemps que l’Afrique Noire était mal partie. Je ne la vois pas très bien arriver. Tant qu’il y aura des dictateurs accrochés au pouvoir comme c’est le cas, une telle richesse si tentante, la mentalité africaine qui fait que le chef doit être riche et qu’on l’accepte, ce sera difficile. Mais je ne suis pas un spécialiste de l’Afrique.
Comment avez-vous choisi le dessinateur Christophe Simon ?
Il fallait un dessinateur qui ait du talent et qui soit disponible. Christophe Simon a adapté un Corentin avec moi et il a travaillé pour Martin sur Alix, pour Disney, mais c’était une occasion pour lui de faire son vrai dessin. Il a pu accompagner Cadière à Panzi. Il en est revenu traumatisé et son dessin s’en ressent en authenticité.
Cela permet cette notion de BD reportage sur une fiction ?
Oui. Il a fait des repérages photos et surtout senti la situation. Ce que l’on voit dans l’album avec une vraie progression graphique. Je suis très content du résultat.
Il y a le dernier XIII Mystery et un second tome de l’Enquête. Au dessin du Mystery, c’est Olivier Grenson. Philippe Xavier illustre la suite du premier tome de l’Enquête XIII parue en 1999. Sortie en octobre. J’ai un Blake et Mortimer pour 2020, avec deux dessinateurs hollandais actuellement sur le diptyque d’Yves Sente. Sinon je me la coule douce (rires).
XIII pour vous, c’est vraiment fini ?
Fini, fini… Yves Schlirf éditeur de Dargaud Belgique aimerait bien qu’on voit ça de plus près. On a peut-être une idée sur laquelle je suis en train de travailler. Il est un peu tôt pour en parler.
Ça pourrait se faire ?
Oui. Mais laissez-moi avancer.
Kivu, par Jean Van Hamme et Christophe Simon, 72 pages couleurs, Signé Le Lombard, 14,99 €
« L’homme qui répare les femmes », c’est le docteur Mukwege de l’hôpital de Panzi et PAS le docteur Cadière : rendez à César ce qui est à César etc. J’ai vécu 9 ans à Bukavu et 1 ans en tout au Congo
Vous avez raison de dire que c’est le docteur Mukwege qui a fondé cet hôpital et qui y opère comme Cadière qui vient l’y aider souvent, un grand chirurgien à la spécialité reconnue, et grâce à qui en fait cette BD a vu le jour avec l’aide de Jean Van Hamme. Sinon comme je le dis personne malheureusement ne parlerait de Kivu. Et l’essentiel est là.
Correction : j’ai vécu 16 ans au Congo