Il a un grand talent. Il est Turc et ses Contes Ordinaires d’une société résignée sont d’autant plus importants que son pays vit aujourd’hui sous un régime qui a renoncé à la plupart de ses valeurs démocratiques dont, entre autres, la laïcité et la liberté de la presse. Ersin Karabulut, co-fondateur de Uykusuz, un des derniers journaux satiriques de son pays, décrit un monde dans lequel nous sommes des pions, des numéros sans identité, privés peu à peu de culture, livrés à des démons qui imposent leur loi et une technologie castratrice. On programme l’avenir du fœtus et le vieillard vampirise les enfants. Où est la justice dans tout cela ? Nulle part. Et la résistance ? Absente puisque le bonheur est là à condition de fermer les yeux, ne pas se poser de question. Ersin Karabulut mélange les genres mine de rien. Poésie, réalisme, surréalisme, anticipation, fantastique, le système réprime mais on peut aussi en rire, jaune.
Des épouvantails qui font peur et ne sont que des baudruches, la paix est à ce prix pour effrayer ou dompter les autres. Une maladie qui parle en tatouant la peau. Une sentimentale cette épidémie qui va tomber amoureux du corps qu’elle possède. Alors il lui en faut un autre pour pouvoir être malade à deux et heureux dans un échange communicatif. Un livre cela peut permettre de penser par soi-même. Danger, et on les interdit. Quand par malheur un enfant en a lu un, on lui lave le cerveau. Mais qui lui a donné ce livre ? Le bébé sera médecin, laveur de carreau, on le sait à l’avance. Question de marque sur le fœtus. Et si le père, un raté veut voler son futur job à son fils ? Des messages cachés dans les légumes, des mots d’amour irrésistibles mais il faut sans cesse renouveler le stock. Femme qui aime ne recule pas. Des œufs par milliers ou des concombres, rien ne valent ces amours secrets. En plus, ça nourrit la petite famille qui ne se doute de rien.
Un dessin de belle facture, capable de surfer sur caricature ou sensualité, expressif, Ersin Karabulut est le chef de file de la BD turque. Il est donc traduit en France pour la première fois, ce que l’on doit à Didier Pasamonik et à Fluide Glacial. On ne sait pas que le 9e art a de nombreux représentants en Turquie où il est particulièrement apprécié. Désespoir et résignation, cruauté, c’est un peu aussi les mots d’ordre de cet album qui sous-entend bien sûr que ce n’est pas acceptable. Espoir quand même ? Ersin Karabulut en est persuadé malgré l’auto-censure qui règne sous Erdogan.
Un premier album qui est important non seulement pour ses qualités graphiques (on pense à un Carlos Gimenez) graphiques que de scénario largement inspiré par le quotidien. Mais aussi parce que Ersin Karabulut nous touche et nous interpelle. En Turquie les dessinateurs comme les journalistes sont devenus des cibles si ils ne se taisent pas. Que font les démocraties ? Ah oui, les réfugiés. A nos consœurs et confrères turcs, à mon amie journaliste turque de nos jeunes années d’étude à Strasbourg. JL. TRUC
Contes Ordinaires d’une société résignée, Fluide Glacial, 16,90 €
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