Les Voyages d’Ulysse dessiné par Emmanuel Lepage est l’un, si ce n’est le plus achevé des titres de l’auteur. Une partition à quatre avec Sophie Michel au scénario, brillante, intuitive, René Follet aux illustrations fortes, sincères et Daniel Maghen avec Vincent Odin à l’édition. Une aventure pour Emmanuel Lepage ces Voyages d’Ulysse, qui racontent le destin et la course vers la rédemption de Salomé, héroïne intransigeante et volontaire, un ouvrage récompensé par le Prix de la critique ACBD. Emmanuel Lepage était à Lyon BD Festival et avec ligneclaire.info il est revenu sur ce splendide voyage. Propos recueillis par Jean-Laurent TRUC.
Emmanuel Lepage, si on vous dit que Les Voyages d’Ulysse est votre grand œuvre ?
Pour moi cela a été surtout une aventure de faire ce livre. Tout est parti d’une question de mon fils qui, après Les voyages d’Anna (nom de sa soeur), m’a demandé quand je ferai le voyage d’Ulysse. L’idée a cheminé. J’ai eu envie de le faire avec René Follet. Vincent Odin notre éditeur est aussi la clé de ce livre très complexe. Lui il a pu saisir nos intentions, les formaliser. Il a trouvé entre autre la réponse pour les pages en papier calque sur lesquelles il y a des passages de l’Odyssée d’Homère. On voulait en insérer mais on craignait que cela provoque une rupture. Il a donc eu l’idée du format différent et du papier transparent.
Vous avez travaillé en toute liberté ?
Daniel Maghen nous a fait confiance. Il nous dit « faites le livre. Je le lirai quand il sera fini ». On a eu toute liberté. Pour la pagination, au départ, il devait faire 80 pages et il en fait près de trois cents avec le carnet. On se prend au jeu. C’est une aventure parce qu’on ne sait pas où on va. On sait que livre existe et il faut le trouver.
Vous allez de surprise en surprise dans votre livre ? C’est une quête ?
Tout se fait dans un brouillard. On avance à vue. Un exemple : j’ai eu envie de faire ce livre avec René Follet car il a sorti dans les années soixante-dix Les Grecs avec des illustrations superbes. Quand on décidé de faire l’Odyssée je voulais lui demander de réaliser des dessins et puis je me suis dit pourquoi ne pas utiliser les planches des Grecs. On a cherché les originaux et cela a été une autre aventure. On ne les a pas trouvés et on aurait dû partir de copies de pages du livre donc de qualité médiocre. Il fallait le justifier et on a inventé la scène de l’incendie du début qui explique que les dessins soient abimés. On a cherché encore et on a trouvé par contre les films d’origine. Là on a vu des dessins d’une lumière inouïe. Et j’y ai trouvé aussi un de mes futurs personnages, la mère de Salomé. On a réécrit l’histoire et quelques mois après René a retrouvé son carnet préparatoire des Grecs. Il est devenu celui qui jalonne Ulysse.
Une succession en fait de découvertes avec l’idée que les accidents de parcours nous amènent vers ce que doit être le livre. Il est quelque part et on doit le trouver. Tous les éléments qui arrivent au fur et à mesure bâtissent le livre. A nous de donner de la cohérence à tout cela. Comme dit mon éditeur « on doit voir l’éclat bleuté du boulon bien huilé ».
Votre personnage féminin Salomé est à la recherche de sa rédemption, de son identité ?
C’est une transposition de l’Odyssée qui raconte comment Ulysse va payer l’affront fait aux dieux d’avoir crevé l’œil de Polyphème. Dans le livre c’est l’œil de celui qui a violé Salomé. Toutes les références sont là. Sophie connait très bien l’Odyssée et elle a aussi de l’humour. C’est effectivement une rédemption. Salomé reconstitue la collection brulée du père. En revenant elle espère le reconquérir et la dernière image du livre c’est Salomé qui arrive au port.
C’est l’écriture de Sophie. La dernière image finie l’histoire sur ce gros plan de Salomé apaisée. Le temps s’arrête comme si le puzzle était bouclé.
Une œuvre majeure, impressionnante, on plonge dans un monde où on se sent transporté. C’est un travail où il y a une connivence particulière entre Sophie Michel et vous ?
Il faut de la densité et on y aspire. On a beaucoup échangé avec Sophie. C’est difficile de raconter comment on a travaillé. Je lui ai amené le projet et il fallait trouver quelque chose qui permette de faire le lien entre les Voyages d’Anna et celui d’Ulysse. Au départ on pensait faire un livre dans le même genre, une sorte de gros carnet de voyages avec des illustrations et elle pensait ne travailler que quelques semaines. On partait des dessins et elle faisait les textes. Daniel Maghen nous a dit qu’il souhaitait des pages et donc il y avait une autre dimension. J’ai demandé à Sophie d’imaginer une autre trame. Elle l’a fait avec Salomé mais sur trente pages au départ.
Très vite on a compris que c’était trop court. Les choses étaient dites mais pas montrées. D’emblée il fallait densifier et donc Sophie a nourri le personnage, cette femme en quête de liberté qui veut s’imposer, un Ulysse au féminin. Ulysse n’a pas de pouvoir donc il y a l’affirmation de l’homme. Sophie a imposé cette femme qui vit dans un monde d’hommes où elle va se construire dans l’adversité et la douleur. Salomé ce n’est pas un caractère facile et c’est vraiment Sophie qui l’a bâtie. Elle a beaucoup souffert pour faire ensuite le lien entre tous les éléments qui tombaient les uns après les autres. Écrire le début a été difficile mais on restait un peu artificiel. On a accepté ce postulat, celui du carnet, pour rentrer vite dans l’histoire de Salomé. Il y a aussi ma relation avec Follet qui a bien nourri le tout.
Entre le peintre Jules et Salomé, la rencontre est magique, deux destins qui se rejoignent. Vous avez progressé en commun dans l’écriture ?
J’intervenais en disant à Sophie on a besoin de ça pour avancer. La structure m’importait, comment conjuguer des éléments disparates, des scènes de transition. Elle a écrit de façon linéaire le parcours de Salomé. Moi je donnais le rythme et c’est ça qui est magique. C’est ça aussi l’aventure. Ce qui me fait plaisir, et je pourrais parler de mes autres livres, c’est la forme d’excitation que je ressens. J’ai mis en place cette façon de travailler d’être porté par le dessin. Je suis un dessinateur franco-belge et je le revendique. On a un scénario, on dessine ensuite en cherchant la cohérence, personnages principaux, secondaires. Avec Voyage aux Îles de la désolation j’avais tous les dessins, les grandes illustrations et ensuite il fallait trouver une histoire qui ait un lien avec l’ensemble. J’ai fais le cheminement inverse.
Vous aimez sortir du moule, aller plus loin ?
Le Voyage d’Ulysse s’est fait en un an et demi. Mais il a muri pendant dix ans. J’aime expérimenter des choses nouvelles. J’aime la BD, ce langage. Je ne sais pas ce qui se passe quand je dessine, je suis le nez dans le guidon, il y a urgence. J’en parlais avec Rossi, je vis comme si je devais mourir demain. Ce n’est pas une angoisse mais je sens que le temps est compté et il y a tant de choses que j’ai envie d’explorer. Comme les voyages. Plus j’avance dans la BD plus je vois de champs nouveaux. Ce n’est pas tant le résultat qui compte que le chemin, l’aventure, la création.
Et après Ulysse ?
Je reviens à une fiction et à la couleur directe. Il y a la mer en commun. J’ai participé à un film de Thalassa avec une histoire où un dessinateur de BD était mis en scène. Il voulait faire un livre sur le phare d’Ar-Men. J’étais ce dessinateur et le film m’a suivi dans mes recherches. C’est une fiction mais sur des bases réelles. On a intégré des dessins dans le reportage. Après la diffusion mon éditeur de Futuropolis m’a demandé quand on faisait le bouquin. Pourquoi pas, donc je pars là-dessus. Mais la couleur directe c’est plus long. Sur Ulysse c’est le papier qui est coloré en fonction des séquences sur des formats A3.
Autre projet c’est un bouquin qui a un rapport avec le fait que quand j’étais enfant j’ai vécu dans une communauté pré-soixante-huitarde. J’ai toujours eu envie de raconter cela avec la vision de l’enfant et je mène une enquête, avec des témoins adultes de l’époque. Il y a aussi comme quand j’ai travaillé avec René Follet une forme d’urgence, le temps qui passe. Je ferai scénario et dessin.
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