Fabrice Le Hénanff, après son remarquable album sur la conférence de Wannsee et la décision nazie de la solution finale, est parti à la recherche des mutinés de la Bounty mais surtout de son capitaine, William Bligh, qui est donc le héros de son dernier album. Bligh a vécu trois mutineries dans sa vie de marin. Dont celle peut connue de la flotte anglaise de la Nore à l’embouchure de la Tamise en 1797, sanglante et réprimée. Bligh sera aussi au cœur d’une mutinerie en Australie mais dans ce premier tome c’est à la Nore que Le Hénanff s’intéresse avec toujours son si particulier talent graphique hyper réaliste en couleur directe. Il revient en détails avec ligneclaire.info sur la génèse de ce Capitaine Bligh qui va réjouir tous les amateurs d’épopée maritime, et les autres aussi. Propos recueillis par Jean-Laurent TRUC.
Fabrice Le Hénanff, pourquoi avez-vous choisi de revenir sur la mutinerie du Bounty et sur le capitaine Bligh ?
Au cours d’une discussion avec un ami on a parlé de Bligh et je me suis penché sur le sujet. Je connaissais bien l’histoire de la Bounty, j’avais vu les films quand j’étais gamin dont celui avec Brando, celui de 1984 et je ne connaissais pas celui de 1930 avec Laughton. Je les ai revus et c’est le personnage de Bligh qui m’intéressait, pas celui de Fletcher Christian. En faisant des recherches, je me suis aperçu que Bligh avait été au centre de plusieurs mutineries dans sa carrière.
Trois au total non ?
Oui, j’ai travaillé sur les deux autres en dehors de la Bounty. Quand j’ai commencé à écrire le projet, à l’origine c’était un one-shot, l’album qui parait, et avec le potentiel d’une suite qui parlerait de la troisième mutinerie, la fin de la vie de Bligh. J’ai donc travaillé sur la mutinerie de la Nore en Angleterre, peu connue en 1797.
Effectivement, et on aurait pu penser que des mutineries à cette époque dans la Marine anglaise c’était impossible avec la discipline qui y régnait.
Au départ, ce sont des revendications sociales. La solde d’un marin n’avait pas été augmentée depuis deux siècles. Il n’y avait eu aucune avancée sociale. Il y avait d’autres conflits mais pas coordonnés qui finissaient mal. Là c’est la première fois qu’il y a un mouvement général coordonné à bord des bâtiments.
Le point d’orgue, c’est Bligh qui après celle du Bounty se retrouve confronté à un acte deux dans un environnement plus large et en Angleterre. On n’est plus à Tahiti.
Oui des cas comme la Bounty il y en a eu plusieurs. Elle est représentative comme mutinerie parce que c’est le vaisseau qui est perdu. Bligh, débarqué du Bounty, réussit un exploit maritime en chaloupe en ralliant un comptoir hollandais puis de revenir en Angleterre. Il y a aussi une notion de temps. Entre la nouvelle de la perte de la Bounty et son retour il se passe plus d’un an.
Ce qui est aussi passionnant dans votre album, c’est l’intervention d’un journaliste, Moreau, qui vient interviewer Bligh au moment où se passe la mutinerie de la Nore.
La Presse anglaise n’est pas censurée. On parlera d’autocensure. Les rapports ne sont pas les mêmes qu’aujourd’hui. Une plainte en diffamation prouvée contre un journaliste pouvait lui coûter cher. Il se retrouvait au pilori. J’ai choisi un Français, ancien marin, pour faire la différence entre les deux Marines à l’époque où la guerre couve entre les deux pays.
Alors quelles sont ces différences ?
En France, la Marine était sous les ordres de nobles souvent incompétents sans formation. En Angleterre ce sont des professionnels et nommés au mérite. Il y a des écoles. Bligh n’est pas noble, a commencé comme mousse et finira vice-amiral. Il a fait toute sa carrière dans la Navy. Pour la Bounty on a des récits dont celui de Bligh, celui de la famille de Fletcher Christian, celui de certains membres de l’équipage. On a une vue d’ensemble. Donc c’est facile de travailler sur la Bounty.
Pour Bligh, Fletcher Christian c’est une obsession avec la Bounty. Ensuite il y a la mutinerie de la Nore qui vous a demandé beaucoup de recherches ?
C’est moi qui ait accentué le trait pour Fletcher. Tout ce que l’on a reproché à Bligh n’est pas toujours juste. Il n’était pour rien dans le fait qu’on lui avait fourni des vivres avariés. Pour la Nore il y a une grosse documentation en Anglais. Peu en français. La difficulté est aussi que la révolte dure deux mois. Donc il fallait rythmer l’album entre les flashbacks et ce qui se passe à savoir pas grand-chose. Les officiers ont été jetés par-dessus bord et il y a un blocus, des négociations.
Avec le risque qu’ils bloquent la Tamise ou rejoignent des ports étrangers. Ce sont des navires de guerre.
La flotte de la Nore n’est pas très importante mais peu effectivement bloquer la Tamise. L’amirauté avait peur que ces bateaux s’enfuient alors que l’Angleterre est en guerre avec la Hollande et se prépare au conflit avec la France. Il ne fallait pas cela fasse tache d’huile.
Pour revenir à Bligh, le fil rouge, il devrait y avoir une suite ?
Peut-être, je ne sais pas. Ce serait un autre one-shot avec Moreau encore qui rejoindrait Bligh en Australie où il était gouverneur et retenu par la garnison mutinée. Et on a à cette époque retrouvé des descendants des mutins de la Bounty.
Vous m’avez parlé de difficultés avec les éditeurs. Cela a toujours le cas avec vos albums, Ostfront, Wetsfront, Modigliani, Wannsee, à cause de votre style hyper réaliste qui les effraye ?
Mon style a évolué. Je suis passé d’un dessin classique, cerné, franco-belge à quelque chose de plus réaliste en effet. J’apprends à chaque fois. Avec Bligh j’ai peut-être atteint un sommet d’hyper réalisme. Il faudrait peut-être que je fasse marche arrière. J’aurais dû continuer dans le style du dessin de Wannsee mais il était spécifique pour cet album. J’ai voulu tenter autre chose avec Bligh.
Un réalisme très photographique ?
Oui, on le sent trop peut-être. C’est de la couleur directe à la main. Au départ j’avais des modèles masculins que j’avais pris en photos. J’ai travaillé d’après des maquettes, des tableaux d’époque. Je fais un crayonné sans encrage et je mets en couleur. Le crayonné est appuyé et je travaille case par case pour chaque planche.
Un autre point délicat, les bateaux à dessiner ?
C’est de la peinture et je n’ai pas une rigueur totale. J’ai vu la reconstitution de la Bounty ou du vaisseau musée Victory en Angleterre. Cela me donnait déjà une bonne idée mais je ne suis pas Delitte ou Pèlerin. Ce qui comptait c’est que les navires donnent l’impression de naviguer. Je travaille sur un format en A3. Wannsee, c’était la même technique mais avec un crayonné plus présent. Le Bligh est dans des couleurs que je n’utilisais pas d’habitude, des verts, des bleus.
Avec un côté roman photo ?
Oui, c’est voulu à travers les films que j’ai vu sur le sujet ou Master and Commander, de vieilles séries, l’Île au Trésor, Pirates de Polanski. Il y a toujours une influence cinématographique forte dans ce que je fais. Quand je dessine une BD je fais un film mais le scénario n’est jamais très poussé. J’avais deux scénarios, la révolte du Bounty que je ne montrais pas et la mutinerie de la Note. Il fallait doser et la pagination de 54 pages me limitait. Wannsee avait été refusé et c’est Casterman qui l’a pris. Bligh idem et c’est Robinson qui l’a pris. On ne sait jamais où on va aujourd’hui mais un album sur la Marine peut attirer les passionnés.
On a connu ce phénomène de mutinerie en France ?
Pas vraiment. A la Révolution en 89, la Marine a été remaniée, les nobles sont partis. A bord cela ne devait pas être plus tendre. A cette même période tout se reconstruit sur d’autres bases et on n’a pas une marine à la même échelle.
On va donc comme vous le disiez suivre la carrière de Bligh dans le tome 2 ?
Si il y en a un. Bligh est gouverneur de la Nouvelle Galles en Australie. Il a quitté la Marine pour sa fin de carrière qui aura été brillante. En Australie cela le rappelle au bon souvenir des Anglais. On le caricature et son image va en souffrir, en 1809. Tous les dix ans en fait il y a droit. En Australie il passe deux ans en prison avant qu’on vienne le libérer. Et Moreau le rejoint. J’ai tout en tête et en parallèle je dis ce que deviennent les mutins de la Bounty dont Fletcher ce que les films ne montrent pas. Ils se sont réfugiés sur une île non cartographiée et inhabitée. Ils sont une dizaine, ont pris des femmes de force à Tahiti, retournent sur l’île et détruisent la Bounty. Ils fondent une colonie avec des espoirs de société libre. Ils fabriquent de l’alcool et ça finit très mal. Les femmes tuent les hommes, gardent les enfants. Un seul mutin survivra et racontera l’histoire.
Et après la Bounty, l’Allemagne et la guerre, l’art ?
J’ai depuis quelques mois rencontré Roger Seiter qui m’a fait plusieurs propositions de western. J’ai commencé à travailler et on le propose aux éditeurs. Je suis un peu bloqué par la sortie de Bligh et voir comment ça va tourner. J’ai un autre projet mais qui m’obligerait à changer totalement graphiquement, toujours avec Roger si je veux que ça passe. En fait je vends mes originaux pour vivre entre deux albums. Et je vais voir aussi, pour Bligh, avec des galeries pour les vendre en ligne.
Capitaine Bligh, Robinson, 14,95 €
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