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Interview : Marcelino Truong quand la France se battait en Indochine

Avec 40 Hommes et 12 fusils (Denoël Graphic) après Une si jolie petite guerre et son Give peace a chance autobiographiques, Marcelino Truong retrace la guerre d’Indochine française de 1953 à 1954 qui en a vu la fin avec la bataille de Diên Biên Phu. Une approche du conflit, comme un reportage en direct remarquable, vu par un combattant Viêt-Minh. Son héros enrôlé de force est un artiste et intégrera une unité de propagande tout en se battant en première ligne. Marcelino Truong a répondu de façon très argumentée aux questions de Ligne Claire sur les raisons qui l’ont poussées à signer un ouvrage qui restera comme l’un des meilleurs sur le sujet, une référence. Et sur ses possibles projets en toute liberté. Propos recueillis par Jean-Laurent TRUC qui remercie l’auteur pour son aide amicale et les illustrations fournies (Marcelino Truong / Denoël Graphic ©) .

Marcelino Truong. Thierry Dussard ®

Marcelino Truong, pourquoi ce choix, un album sur la guerre d’Indochine française vue du côté vietminh ?

C’était une proposition éditoriale que de passer de l’autobiographie de mes ouvrages précédents à un romanesque toujours lié à l’Indochine, à la guerre française, au Vietnam. On peut appeler cela une « faction » à la manière des Anglo-saxons, soit un mélange de faits (facts) et de fiction. La fiction est commode pour ce sujet car elle permet de fondre plusieurs vies réelles en une seule, sans coller toujours à une chronologie exacte.

Votre héros est donc en partie réel ou totalement inventé ?

Le personnage de Minh est basé sur plusieurs parcours de vie. Il y a eu beaucoup d’artistes-combattants au Vietnam, dont la vie et les œuvres m’ont inspiré pour cet album. Beaucoup sont morts, mais j’en ai rencontré un dont le carnet de guerre fut publié chez Armand Colin sous le titre de Carnet de guerre d’un jeune Viêt-Minh à Diên Biên Phu. Il s’agit de Pham Thanh Tâm. Je l’ai rencontré à Saïgon en 2012.

Quand on se lance dans une aventure pareille, on prend des risques. Le résultat est pourtant sans erreur au moins à mes yeux. L’environnement, les détails sont justes. Vous avez eu besoin de rassembler une documentation importante ?

Crayonné initial de couverture non retenu

J’avais déjà une grosse partie de la doc’, car ça fait plus de trente ans que je m’intéresse aux guerres d’Indochine, et plus récemment au côté viêt-minh ou viêt-cong. En 1991, j’ai fait mon premier voyage de retour au Vietnam. J’ai été vietnamien jusqu’à l’âge de 18 ans, ensuite je suis devenu français. Je suis d’abord allé au Sud où je fus reçu par des membres de ma famille. Certains avaient choisi la révolution, comme ils disaient. Les autres étaient des laissés pour compte de l’ancien régime. Un des cousins de mon père au Sud était un intellectuel progressiste et en 1975 il révéla qu’il avait été un membre clandestin du Front de la Patrie. Comme en URSS ou en Chine, il y avait une organisation, un front permettant de fédérer les compagnons de route du PC. Il m’a chanté les louanges du camp de la révolution, avec finesse et intelligence, sans dissimuler ses doutes ou la dure réalité. Il m’avouait n’avoir aucun pouvoir. « Le parti décide en fait de tout! », me confiait-il.

On le voit dans votre album. Les commissaires politiques, représentant du parti, ont un rôle énorme. Ils s’appuient sur le patriotisme des volontaires et des conscrits. Les décors, les ambiances, les détails donnent l’impression d’un reportage de terrain.

Je voulais absolument que tout soit exact et précis. J’en ai assez des vagues chinoiseries approximatives. J’ai le souvenir de l’adaptation en BD du témoignage d’un rallié français au Viet-Minh. Une BD bien réalisée, mais un peu naïve, qui présentait le maquis viet-minh comme une sorte de camp scout. Pas un mot sur le climat totalitaire du mouvement communiste vietnamien, surtout après 1949 et la victoire maoïste en Chine. J’ai aussi relevé un anachronisme, car on voit un bô dôi portant un fusil d’assaut américain – le M16 – introduit seulement en 1965. Cela peut sembler être un détail, mais les armes jouaient un rôle important dans la propagande viêt-minh. Pour des raisons de prestige, on montrait de préférence sur les tracts ou photos de propagande des armes prises aux Français par les bô dôi.

Viet-Minh et parachutiste vietnamien d’un régiment encadré par les Français

Vous décrivez l’aide massive de la Chine qui équipe et entraîne les divisions de l’oncle Hô. Vous couvrez la période de 1953 à 1955, marquée par la bataille de Diên Biên Phu en 1954 ?

J’avais eu un projet initial couvrant une période beaucoup trop longue qui commençait en 1945. J’ai compris qu’il fallait prendre le train en marche en faisant commencer le récit en 1953. En décembre 1953, le PC vietnamien lança la réforme agraire dans plusieurs provinces sous son contrôle. C’était pour convaincre les paysans à s’engager avec eux pour chasser les Français. Les paysans n’avaient pas vraiment envie d’aller se faire tuer. Pour les motiver, on leur promit la redistribution des terres. Le slogan du Viêt-Minh était: « la rizière à ceux qui la labourent ».

Qu’est ce qui a donné à ce peuple la volonté d’aller au bout ?

C’est un peuple endurant dont l’histoire est fondée sur un millénaire de lutte contre la domination chinoise. Un passé de résistance à l’envahisseur riche en héros nationaux a été récupéré et mis à contribution. Mais sans la Chine, jamais le Vietnam communiste n’aurait gagné. L’armée française voulait vraiment gagner aussi.

C’était une guerre dont la France se moquait, faite par des soldats de métier. Quand on marche dans le Nord Tonkin à la frontière de Chine, on se dit qu’il faut avoir des moyens énormes, mais surtout faire corps avec le pays, la végétation, la population. Vous croyez qu’on aurait pu se maintenir ?

La France avait octroyé l’indépendance au Vietnam en 1948, et devait aider lex nationalistes vietnamiens à constituer une armée nationale afin de contrer le Viêt-Minh. Malheureusement de nombreux nationalistes vietnamiens avaient été tués par le Viêt-Minh et par les Français en 1945- 46. Ils ont fait défaut au camp non communiste. Quant à l’aide de la Chine maoïste, celle-ci fut soigneusement occultée au profit du mythe d’une résistance purement nationale. La bataille de la RC4, bataille des frontières pour les Vietnamiens, n’aurait pas pu être gagnée si les divisions viêts n’avaient pas été équipées, entraînées et endoctrinées de l’autre côté de la frontière de Chine. Ces divisions déferlèrent en 1950 sur les postes de la frontière nord-est, à la stupeur des Français. D’où la débâcle de la RC4, et le premier revers des Français.

C’était une guerre compliquée.

On ignore souvent que dès 1945 il y a eu une guerre mortelle entre nationalistes et communistes vietnamiens. Les communistes furent les plus efficaces. Ils décimèrent les nationalistes, qui auraient pu aider la France à mener une guerre non-conventionnelle contre les révolutionnaires, ce que certaines unités du CEFEO et leurs chefs avaient compris. Mais on s’y est pris trop tard et d’autre part l’opinion publique française en avait assez de cette guerre.

Beaucoup de combattants français sont tombés amoureux de ce pays.

Oui, on dit souvent: « le Vietnam, soit on le déteste, soit c’est une passion ». L’armée française a combattu avec acharnement au Vietnam car de nombreux combattants s’étaient pris de passion pour ce pays. Je pense aussi que le CEFEO d’Indochine avait à cœur de laver la honte de la défaite de la France en 1940.

On revient à votre livre. Combien de temps avait vous mis pour le faire ?

J’ai mis trois ans presque sans pause, en m’y consacrant pleinement. J’ai tout fait – trait noir puis bichromie et couleur – sur un Ipad Pro à l’aide du logiciel Procreate. Il n’y a donc pas d’originaux sur papier pour cette BD. En ce moment, je réalise des dessins sur papier sur les thématiques de ma BD en vue d’une expo-vente à Nancy à la librairie BD La Parenthèse. Je fais par exemple des scènes des rues de Hanoï en 1953-54. Le logiciel Procreate est très bon et n’est pas cher. Un outil extraordinaire! Mes deux autres romans graphiques avaient été réalisés de façon traditionnelle sur papier, mais c’est un labeur parfois fastidieux et très délicat. Les erreurs sont difficiles à rattraper sur le papier.

Vous avez fait le tour de cette guerre ? Vous pourriez faire un album côté français ?

Peut-être… Beaucoup de choses ont déjà été faites. C’est un tel labeur, la BD, que j’hésite à m’y recoller!

Brigitte Friang, seule femme grand reporter qui ait sauté en opération en Indochine pourrait être un sujet. Résistante, déportée, journaliste sur tous les conflits de l’après-guerre, Suez, les Six Jours.

Oui, Brigitte Friang ferait un bon sujet. J’ai lu son excellente autobiographie. J’avais aussi le projet, avec un journaliste nommé Frank Renaud, de retracer la vie de Jean Péraud, photographe de l’armée, disparu après la bataille de Diên Biên Phu. Mais pour l’instant j’ai surtout envie de me remettre au dessin sur papier.

crayonné de couverture inédit

Les Vietnamiens étaient-ils motivés par un désir d’indépendance ou ont-ils agi sous la contrainte du parti de l’Oncle Hô ?

Un mélange des deux. Les communistes ont surfé sur le patriotisme inné des Vietnamiens. Ils ont gonflé leur voile au souffle du nationalisme vietnamien. Ils ont capté l’énergie émanant de la volonté d’indépendance des Vietnamiens de 1945. N’oublions pas qu’il y avait aussi en Asie une certaine xénophobie attisée par l’humiliation née de la domination coloniale exercée par l’Occident, humiliation ressentie surtout au sein des élites. Les fascistes nippons avaient eux aussi identifié ce désir de revanche et tenté de fédérer l’Asie sous leur bannière, en faisant miroiter leur fameuse sphère de co-prospérité.

Au lendemain de la Deuxième guerre mondiale, les communistes vietnamiens chevauchèrent la vague patriotique. Ils furent portés par torrent de nationalisme bouillonnant dans le Vietnam encore colonisé, mais qui avait vu l’homme blanc abaissé, diminué par les puissances de l’Axe.

On minimise ou on sous-estime la composante nationaliste dans le communisme du XXe siècle. Ce mouvement se disait internationaliste, mais au fond, il était farouchement nationaliste. On peut sans se tromper parler de national-communisme dans le cas du Vietnam de l’Oncle Hô.

Les communistes maitrisaient également les techniques de contrôle des masses. Ils savaient utiliser tour à tour aussi bien la séduction, la persuasion, que la terreur afin de soumettre la population à leurs volontés. Dès le début de lutte pour l’indépendance, les communistes vietnamiens procédèrent à l’élimination physique de leurs opposants ou de leurs rivaux. Cela créa un climat de peur intense. La population comprit que s’opposer aux communistes pouvait vous coûter cher. Très cher. On dit qu’en 1945-46, les cours d’eau au Vietnam charriaient tant de cadavres que l’on avait cessé de consommer le poisson des rivières !

Terreur et persuasion permirent aux communistes de mettre en œuvre leur projet principal: la révolution. Au cours de la guerre d’Indochine, et sous l’influence grandissante de la Chine maoïste, la lutte initiale pour l’indépendance de la nation, toutes classes confondues, se mua en lutte des classes et en révolution devant tourner à l’avantage exclusif du peuple – ouvriers et paysans- au détriment des classes possédantes ou instruites.

La propagande a été une clef du succès du camp communiste dans cette guerre d’Indochine ?

Le mot propagande vient du latin propaganda fidei ou propagation de la foi. La propagande du Viêtminh visait à diffuser la foi nationale-communiste à une masse souvent illettrée. D’où la nécessité de créer de nombreux visuels, affiches, tracts, slogans, cinéma, presse écrite, etc… D’où la nécessité de s’attirer le concours des intellectuels et des artistes vietnamiens.

La propagande vietminh n’était pas là pour informer la population, mais pour former les esprits. Et en contrôlant tous les médias – aucune autre source d’information n’étant disponible – l’État et l’administration parallèles communistes parvinrent à façonner les âmes. La population dans son ensemble fut embrigadée dans toutes sortes d’organisations où régnait une discipline quasi militaire: Union des femmes, Union des écrivains, des artistes, Jeunesses d’assaut, Jeunes pionniers, milices d’autodéfense, etc… Dans les écoles, la propagande était présente dans toutes les matières enseignées. L’État national-communiste vietnamien né de la guerre forgea une société militarisée et militariste, ce qui contribua certainement au succès du camp communiste. En s’appuyant sur le désir d’indépendance des Vietnamiens et, le parti de l’Oncle Hô parvint à mobiliser la population à l’aide de sa propagande.

La propagande fut également utile pour répandre la promesse de la réforme agraire. Le but était d’emporter l’adhésion de la paysannerie et de la convaincre de rallier en masse l’Armée populaire pour prendre part à la « grande controffensive générale contre les Français et leurs fantoches ». La propagande était le geste et la voix du parti. Elle était globale et enveloppait tous les aspects de la vie des gens dans les zones sous contrôle du Vietminh. Elle était la voix et l’organe d’un État totalitaire façonné par la guerre et voué la guerre.

Un nouveau projet ?

Mon éditeur m’a demandé si j’avais un nouveau projet de BD, mais c’est un tel sacerdoce, la BD, que j’hésite vraiment. Aucun projet de BD donc pour l’instant, car je dois me remettre au dessin sur papier pour alimenter des expos-ventes. En ce moment, je prépare une expo-vente pour la belle librairie BD La Parenthèse à Nancy. Je m’entends très bien avec ses gérants, Stéphane Godefroid et Mirko. Je fais des dessins sur papier reprenant des thématiques de mon dernier roman graphique 40 hommes et 12 fusils. Je dessine donc des rues de Hanoï en 1953-55, des décors de la Haute région du Tonkin, etc. Je me fais plaisir en créant des tableaux que je n’ai pas pu inclure, faute de place, dans mon roman graphique.

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